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STANDING OVATION DE LA FOULE. LES GENS GRONDENT DE PLAISIR. L’AMBIANCE EST ÉLECTRIQUE. LA MUSIQUE S ’ACCÉLÈRE JUSQU’A EN DEVENIR INSOUTENABLE. DES TÊTES EXPLOSENT DANS LES TRAVÉES. ON DÉPLORE UNE DOUZAINE D’ARRÊTS CARDIAQUES ET PLUSIEURS VIOLS COLLECTIFS AU SECOND RANG.

PACKSHOT AVEC UNE PLUIE DE PIÈCES DE MONNAIE SUR LE CORPS NU D’UNE ADOLESCENTE THAÏLANDAISE.

signature en surimpression écran:

«ALLEZ DROIT A U BUT: JOUISSEZ DANS UNE PUTE».

suivie de la mention légale: «C’ÉTAIT UN MESSAGE DE LA FFRMC (FÉDÉRATION FRANÇAISE POUR LA RÉOUVERTURE DES MAISONS CLOSES)».

V. Vous

«Dans une société bloquée ou tout le monde est coupable, le seul crime est de se faire prendre. Dans un univers de voleurs, le seul péché définitif est la stupidité».

HUNTER S. THOMPSON, Las Vegas Parano, 1971.

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A la Rosse, ça vous a fait tout drôle de revenir en vainqueurs. D’abord l’agence a déménagé: puisque l’ancien paquebot pourrissait, vous l’avez laissé couler, et la place Marcel-Sembat de Boulogne-Billancourt ressemble désormais à un chantier naval désaffecté, avec ses dockers dépressifs en tenue de rap, prenant racine devant le McDo. Pour construire vos nouveaux locaux, trois cents mètres plus bas, vous avez détruit une ancienne usine avant de la reconstruire à l’identique, vous ne savez pas pourquoi (déflocage d’amiante? incompétence de l’architecte? un peu des deux?). Une cheminée de vingt mètres couronne l’immeuble, tel un phallus de brique rouge. Elle ne brûle jamais rien — ou pas encore.

Vous vous délectez assez de votre promotion professionnelle. Les regards terrorisés des 300 néoemployés. Les lèvres nymphomanes des ex-indifférentes. Le changement de ton des supérieurs désormais inférieurs. La camaraderie aussi franche que soudaine de ceux qui se découvrent tout d’un coup vos vieux compères et amis de toujours. La déférence est une déchéance. Mais Charlie et toi, vous avez le triomphe modeste. Vous réunissez toute l’agence et lui tenez ce discours:

«Chers amis, l’idée de nous nommer Directeurs de Création est si incongrue que nous ne pouvions qu’accepter la proposition de Jean-François. Il était plus courageux de lui répondre oui que non. Nous sommes prêts à affronter une période difficile: d’abord parce qu’il n’est pas simple de passer après un authentique génie comme Marc (ici vous laissez passer quatre secondes et dix centièmes de silence ému), ensuite parce que nous sommes des publicitaires publiphobes et que nous allons devoir surmonter ce paradoxe avec votre aide. La publicité pollue, et il sera de notre devoir d’inventer une écologie de la communication. Nous serons — et par conséquent vous serez — obligés d’être intelligents par respect pour le consommateur. Finies les images inutiles sur de la pellicule gâchée! Nous avons décidé d’ouvrir l’agence à de nouveaux créateurs: écrivains méconnus, poètes maudits, auteurs de sitcoms refusés, graphistes underground, réalisateurs de films pornographiques. Il est temps que la pub se reconnecte sur l’avant-garde artistique de son époque. La Rosse doit redevenir le laboratoire expérimental qu’elle fut à ses débuts; nous tenterons d’être à la hauteur de l’ambition créative qui a toujours été celle de cette enseigne.

Nous commencerons donc par quelques mesures symboliques (prenant effet immédiatement): tout d’abord, des haut-parleurs diffuseront en permanence la chanson “T’es OK, T’es bath, T’es in” du groupe Ottawan, qui servira aussi de musique d’attente téléphonique. Les standardistes et les hôtesses d’accueil seront torse nu dans l’entrée de l’immeuble. Toutes les présentations de campagnes seront exclusivement effectuées chez nos clients par des acteurs comiques recrutés dans les cafés-théâtres, accompagnés d’un orchestre russe pour l’ambiance. Tous les employés de la Rosse devront impérativement s’embrasser sur la bouche pour se dire bonjour. Tous les créatifs se verront confier une caméra Sony PCI pour réaliser toutes les images qui leur passeront par la tête.

Il nous faut retrouver l’innocence originelle, l’enfance de l’art. Soyons sans cesse ÉMERVEILLÉS. Il faut casser ce système autosuffisant, étonner en changeant les règles du jeu, sinon on ne touche plus les gens: on jette l’argent de nos marques par les fenêtres. N’oubliez jamais, et ce sera notre conclusion, que vous êtes ici pour VOUS amuser, et que c’est en VOUS amusant que vous risquez d’amuser nos acheteurs. La nouvelle devise de la Rosse France est de Sir Terence Conran: “Les gens ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’à ce qu’on le leur propose.” Elle sera gravée au-dessus de la porte d’entrée dès demain matin. Merci de votre attention et que la fête continue!»

Les applaudissements furent nourris, bien que peu spontanés. Vous avez convié vos 300 nouveaux subalternes à un pot dans la salle de réunion du patio. Les salariés étaient presque convaincus, à force de chier dans leur froc devant vous, que vous disiez la vérité et que les choses allaient changer. Vous n’auriez plus qu’à les décevoir à petit feu, avant de disparaître comme votre prédécesseur (lequel a laissé un trou dans la caisse de 20 millions d’euros).

Sur vos agendas d’importants nouveaux patrons modernes, vous notez les trucs à faire pour vous rendre populaires:

«11 h 00: être poli avec quelqu’un d’inutile.

13 h 30: penser à penser.

15 h 15: appeler un bas salaire par son prénom (se renseigner auprès de la DRH).

17 h 10: demander des nouvelles de la fille d’un subalterne malade (devant témoins).

19 h 00: sourire en partant».

A la fin de votre cocktail d’intronisation, Charlie avait organisé une surprise pour tous les créatifs seniors: un dîner Chewbacca. Vous vous êtes donc tous revêtus de costumes d’orang-outangs géants avant de souper dans un salon privé, chez Lapérouse, où douze filles louées firent le poirier, nues, les jambes écartées, pour que vous puissiez déguster des huîtres fraîches sur leur sexe. Un indéniable sens de la motivation interne, ce Charlie.

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Votre première présentation-client fut néanmoins calamiteuse. Chez Madone, Alfred Duler et ses sbires avaient projeté le film Maigrelette (version aseptisée) à un panel de consommatrices du produit et les résultats de test n’étaient pas fameux: lors d’une «conférence call» houleuse, vous avez dû batailler contre le verdict des ménagères de moins de cinquante ans. «Trop éthéré», «overpromising», «anxiogène», «faible GRP», «pas assez impactant», «trop de maghrébité», «peu qualitatif au niveau du tone and manner», «packshot pas suffisamment attribuable»… La Berezina. Vous avez lutté ferme pendant toute la visioconférence, insistant sur les «modifs possibles sur le plan sonore», les «grossissements de pack effectuables en post-prod», le «réétalonnage à effectuer ASAP» («As Soon As Possible»), l’«importance d’une innovation formelle sur cette niche», l’«appétence au niveau du ressenti conso et de la présence à l’esprit», et quand vous avez raccroché le client donnait son «OK sous réserve des remarques de recadrage fixées dans la Brand Review à télécopier ASAP».

Vous découvrez qu’être chef ne préserve pas des courbettes. Le directeur de création est comme un ébéniste à qui son client ordonnerait de fabriquer une table bancale sous prétexte que c’est lui qui la paie. Les annonceurs ne s’en aperçoivent même pas, mais à force de prudence, ils dépensent la majeure partie de leur argent pour vous forcer à rendre leur publicité invisible. Ils ont tellement peur de déplaire à leur clientèle (ce qu’ils appellent «altérer leur capitalimage») qu’ils en deviennent rigoureusement transparents. Ils font acte de présence sur vos écrans mais craignent de s’y faire remarquer. En tant que Directeurs de Création, vous n’êtes là que pour entériner leur schizophrénie.