– Ouais, j'aimerais bien.
Elle est partie dans sa chambre. Quand elle est revenue, elle a fermé la porte à clef et elle a foutu tout ce qu'il y avait sur la table par terre avec son bras. Ca a fait pas mal de boucan à cause des plateaux en aluminium.
Elle a posé son carton à dessin bien à plat, et elle s'est assise en face de moi.
J'ai ouvert son bazar et je n'ai vu que mes mains. Des centaines de photos en noir et blanc qui ne représentaient que mes mains.
Mes mains sur les cordes des guitares, mes mains autour du micro, mes mains le long de mon corps, mes mains qui caressent la foule, mes mains qui serrent d'autres mains dans les coulisses, mes mains qui tiennent une cigarette, mes mains qui touchent mon visage, mes mains qui signent des autographes, mes mains fiévreuses, mes mains qui supplient, mes mains qui lancent des baisers et mes mains qui se piquent aussi.
Des mains grandes et maigres avec des veines comme des petites rivières.
Ambre jouait avec une capsule. Elle écrasait des miettes.
– C'est tout? je lui ai dit.
Pour la première fois, je la regardais dans les yeux pendant plus d'une seconde.
– Tu es déçu?
– Je ne sais pas.
– J'ai pris tes mains parce que c'est la seule chose qui ne soit pas déglinguée chez toi.
– Tu crois?
Elle a fait oui en bougeant sa tête et je sentais l'odeur de ses cheveux.
– Et mon cour?
Elle m'a souri et s'est penchée au-dessus de la table.
– Il n'est pas déglingué, ton coeur? elle a répondu avec une petite moue qui doute.
On entendait des rires et des petits coups de poing derrière la porte. Je reconnaissais la voix de Luis qui gueulait: "on a besoine des glaçonnes!"
J'ai dit:
– Faut voir…
On avait l'impression qu'ils allaient défoncer la porte avec leurs conneries.
Elle a posé ses mains sur les miennes et elle les a regardées comme si elle les voyait pour la première fois. Elle a dit:
– C'est ce qu'on va faire.
Permission
A chaque fois que je fais quelque chose, je pense à mon frère et à chaque fois que je pense à mon frère, je me rends compte qu'il aurait fait mieux que moi.
Ca fait vingt-trois ans que ça dure.
On ne peut pas vraiment dire que ça me rende amer, non, ça me rend juste lucide.
Là, par exemple, je suis dans le train corail numéro 1458 en provenance de Nancy. Je suis en permission, la première depuis trois mois.
Bon, déjà, je fais mon service militaire comme simple grouillot alors que mon frère, lui, il a eu les E.O.R., il a toujours mangé à la table des officiers et il rentrait à la maison tous les week-ends. Passons là-dessus.
J'en reviens au train. Quand j'arrive à ma place (que j'avais réservée dans le sens de la marche), il y a une bonne femme assise avec tout son bazar de broderie étalé sur ses genoux. Je n'ose rien lui dire.
Je m'assois en face d'elle après avoir balancé mon énorme sac en toile dans le filet à bagages. Dans le compartiment, il y a aussi une fille assez mignonne qui lit un roman sur les fourmis. Elle a un bouton au coin de la lèvre. Dommage sinon elle est potable.
J'ai été m'acheter un sandwich au wagon-restaurant.
Et voilà comment ça se serait passé si ç'avait été mon frère: il aurait fait un grand sourire charmeur à la bonne femme en lui montrant son billet, excusez-moi, madame, écoutez c'est peut-être moi qui suis dans l'erreur mais il me semble que… Et l'autre se serait excusée comme une malade en fourrant tous ses morceaux de fils dans son sac et en se levant précipitamment.
Pour le sandwich, il aurait fait un petit scandale auprès du gars en disant qu'à 28 francs quand même, ils pourraient mettre un morceau de jambon un peu plus épais et le serveur avec son gilet noir ridicule, lui aurait changé illico son sandwich. Je le sais, je l'ai déjà vu à l'oeuvre.
Quant à la fille, c'est encore plus vicieux. Il l'aurait regardée d'une telle manière qu'elle se serait rendu compte très vite qu'elle l'intéressait.
Mais elle aurait su exactement en même temps qu'il avait remarqué son petit furoncle. Et là, elle aurait eu du mal à se concentrer sur ses fourmis et elle aurait pas trop fait la bêcheuse au cas ou.
Ca c'est s'il avait eu l'intention de s'intéresser à elle. Parce que, de toute façon, les sous-offs voyagent en première et, en première, c'est pas dit que les filles aient des boutons.
Moi je n'ai pas pu savoir si cette minette était sensible à mes rangers et à ma boule à zéro car je me suis endormi presque tout de suite. Ils nous avaient encore réveillés à quatre heures ce matin pour nous faire faire une manoeuvre à la con.
Marc, mon frère, il a fait son service après ses trois ans de prépa et avant de commencer son école d'ingénieur. Il avait vingt ans.
Moi, je le fais après mes deux années de B.T.S. et avant de commencer à chercher du boulot dans l'électronique. J'en ai vingt-trois.
D'ailleurs, c'est mon anniversaire demain. Ma mère a insisté pour que je rentre. J'aime pas tellement les anniversaires, on est trop grand maintenant. Mais bon, c'est pour elle.
Elle vit seule depuis que mon père s'est barré avec la voisine le jour de leur dix-neuf ans de mariage. Symboliquement on peut dire que c'était fort.
J'ai du mal à comprendre pourquoi elle ne s'est pas remise avec quelqu'un. Elle aurait pu et même, elle pourrait encore mais… je ne sais pas. Avec Marc on en a parlé une seule fois et on était d'accord, on pense que maintenant elle a peur. Elle ne veut plus risquer d'être à nouveau abandonnée. A un moment, on la titillait pour qu'elle s'inscrive dans un truc de rencontres mais elle a jamais voulu.
Depuis, elle a recueilli deux chiens et un chat alors lu penses… avec une ménagerie pareille, c'est carrément mission impossible pour trouver un mec bien.
On habite dans l'Essonne près de Corbeil, un petit pavillon sur la Nationale 7. Ca va, c'est calme.
Mon frère, il ne dit jamais un pavillon, il dit une maison. Il trouve que le mot pavillon, ça fait plouc.
Mon frère ne s'en remettra jamais de ne pas être né à Paris.
Paris. Il n'a que ce mot-là à la bouche. Je crois que le plus beau jour de sa vie c'est quand il s'est payé sa première carte orange cinq zones. Pour moi, Paris ou Corbeil, c'est kif-kif.
Un des rares trucs que j'ai retenus de l'école c'est la théorie d'un grand philosophe de l'Antiquité qui disait que l'important, ce n'est pas le lieu où on se trouve, c'est l'état d'esprit dans lequel on est.
Je me souviens qu'il écrivait ça à un de ses copains qui avait le bourdon et qui voulait voyager. L'autre lui disait grosso modo que c'était pas la peine étant donné qu'il allait se trimballer son paquet d'emmerdements avec lui. Le jour où le prof nous a raconté ça, ma vie a changé.
C'est une des raisons pour laquelle j'ai choisi un métier dans le manuel.
Je préfère que ce soit mes mains qui réfléchissent. C'est plus simple.
A l'armée, tu rencontres un beau ramassis d'abrutis. Je vis avec des mecs dont j'aurais jamais eu idée avant. Je dors avec eux, je fais ma toilette avec eux, je bouffe avec eux, je fais le gugus avec eux quelquefois même, je joue aux cartes avec eux et pourtant, tout en eux me débecte. C'est pas la question d'être snob ou quoi, c'est simplement que ces mecs-là n'ont rien. Je ne parle pas de la sensibilité, non, ça c'est comme une insulte, je parle de peser quelque chose.