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Je fumais une cigarette dans le noir. Dans la pièce on ne voyait rien d'autre qu'un petit point rouge qui bougeait de temps en temps. Et puis j'ai entendu du bruit. Comme du papier qu'on froisse. J'ai pensé d'abord que c'était un des chiens qui faisait des bêtises. J'ai appelé:

– Bozo Micmac

Pas de réponse et le bruit qui s'amplifiait avec en plus, scritch scritch, comme du scotch qu'on décolle.

Je me suis redressé et j'ai étendu le bras pour allumer la lumière.

Je suis en train de rêver. Marie est nue au milieu de la pièce en train de se couvrir le corps avec les papiers cadeau. Elle a du papier bleu sur le sein gauche, de l'argenté sur le sein droit et de la ficelle entortillée autour des bras. Le papier kraft qui entourait le casque de moto que ma mémé m'a offert lui sert de pagne.

Elle marche à moitié nue au milieu des emballages, entre des cendriers pleins et des verres sales.

– Qu'est-ce que tu fais?

– Ca se voit pas?

– Ben non… pas vraiment…

– T'as pas dit que tu voulais un cadeau tout à l'heure, en arrivant?

Elle souriait toujours et s'attachait de la ficelle rouge autour de la taille.

Je me suis levé d'un coup.

– Hé t'emballe pas, je lui ai dit.

Et en même temps que je lui disais ça, je me demandais si "t'emballe pas" ça voulait dire: ne te couvre pas la peau ainsi, laisse-la moi, je t'en prie.

Ou si "t'emballe pas" ça voulait dire: ne va pas trop vite tu sais, non seulement j'ai toujours le mal de mer mais, en plus, je repars demain pour Nancy comme deuxième pompe, alors tu vois…

Le fait du jour

Je ferais mieux d'aller me coucher mais je ne peux pas. Mes mains tremblent.

Je crois que je devrais écrire une sorte de rapport. J'ai l'habitude. J'en rédige un par semaine, le vendredi après-midi, pour Guillemin mon responsable. Là, ça sera pour moi.

Je me dis: "Si tu racontes tout en détail, si tu t'appliques bien, à la fin quand tu te reliras, tu pourras croire pendant deux secondes que le couillon de l'histoire c'est un autre gars que toi et là, tu pourras peut-être te juger objectivement. Peut-être."

Donc je suis là. Je suis assis devant mon petit portable qui me sert d'habitude pour le boulot, j'entends le bruit de la machine à laver la vaisselle en bas.

Ma femme et mes gosses sont au lit depuis longtemps. Mes gosses, je sais qu'ils dorment, ma femme sûrement pas. Elle me guette. Elle essaye de savoir. Je pense qu'elle a peur parce qu'elle sait déjà qu'elle m'a perdu. Les femmes sentent ces choses-là. Mais je ne peux pas venir contre elle et m'endormir, elle le sait bien. Il faut que j'écrive tout ça maintenant pour ces deux secondes qui seront peut-être tellement importantes, si j'y arrive.

Je commence au début.

J'ai été engagé chez Paul Pridault le premier septembre 1995. Avant j'étais chez un concurrent mais il y avait trop de petits détails irritants qui s'accumulaient, comme par exemple les notes de frais payées avec six mois de retard, et j'ai tout plaqué sur un coup de tête.

Je suis resté presque un an au chômage.

Tout le monde pensait que j'allais devenir marteau à tourner en rond chez moi en attendant un coup de téléphone de la boîte d'intérim où je m'étais inscrit.

Pourtant c'est, une époque qui restera toujours comme un bon souvenir. J'ai pu enfin finir la maison. Tout ce que Florence me réclamait depuis si longtemps: j'ai accroché toutes les tringles à rideaux, j'ai arrangé une douche dans le cagibi du fond, j'ai loué un motoculteur et j'ai retourné tout le jardin avant d'y remettre un beau gazon tout neuf.

Le soir j'allais chercher Lucas chez la nourrice puis on passait prendre sa grande soeur à la sortie de l'école. Je leur préparais des gros goûters avec du chocolat chaud. Pas du Nesquik, du vrai cacao touillé qui leur dessinait des moustaches magnifiques.

Après, dans la salle de bains, on se regardait dans la glace avant de les lécher.

Au mois de juin, quand j'ai réalisé que le petit n'irait plus chez madame Ledoux parce qu'il avait l'âge de la maternelle, j'ai recommencé à chercher du boulot sérieusement et en août, j'en ai trouvé.

Chez Paul Pridault, je suis agent commercial sur tout le grand Ouest. C'est une grosse entreprise de cochonnailles. Comme une charcuterie si vous voulez, mais à l'échelle industrielle.

Le coup de génie du père Pridault, c'est son jambon au torchon emballé dans un vrai torchon à carreaux rouge et blanc. Evidemment c'est un jambon d'usine fabriqué avec des cochons d'usine sans parler du fameux torchon de paysan qui est fabriqué en Chine mais n'empêche que c'est avec ça qu'il est connu et maintenant, toutes les études de marché le prouvent, si vous demandez à une ménagère derrière son caddie ce que Paul Pridault évoque pour elle, elle vous répondra "jambon au torchon" et si vous insistez, vous saurez que le jambon au torchon il est forcément meilleur que les autres à cause de son petit goût authentique.

Chapeau, l'artiste.

On fait un chiffre d'affaires annuel net de trente-cinq millions.

Je passe plus de la moitié de la semaine derrière le volant de ma voiture de fonction. Une 306 noire avec une tête de cochon rigolard décalquée sur les côtés.

Les gens n'ont aucune idée de la vie que mènent les gars qui font la route, les routiers et tous les représentants.

C'est comme s il y avait deux mondes sur l'autoroute: ceux qui se promènent et nous.

C'est un ensemble de choses. D'abord il y a la relation avec son véhicule.

Depuis la Clio 1 L 2 jusqu'aux énormes semi-remorques allemands, quand on monte là-dedans, c'est chez nous. C'est notre odeur, c'est notre foutoir, c'est notre siège qui a pris la forme de notre cul et il s'agirait pas de trop nous titiller avec ça. Sans parler de la cibi qui est un royaume immense et mystérieux avec des codes que peu de gens comprennent. Je ne m'en sers pas beaucoup, je la mets en sourdine de temps en temps quand ça sent le roussi mais sans plus.

Il y a aussi tout ce qui concerne la bouffe. Les auberges du Cheval Blanc, les resto-routes, les promos de L'Arche. Il y a les plats du jour, les pichets, les nappes en papier. Tous ces visages qu'on croise et qu'on ne reverra jamais…

Et les culs des serveuses qui sont répertoriés, cotés et mis à jour mieux que dans le guide Michelin. (Ils appellent ça le guide Micheline.)

Il y a la fatigue, les itinéraires, la solitude, les pensées. Toujours les mêmes et qui tournent toujours dans le vide.

La bedaine qui vient doucement et les putes aussi. Tout un univers qui crée une barrière infranchissable entre ceux qui sont de la route et ceux qui n'y sont pas.

Grosso modo mon travail consiste à faire le tour du propriétaire.

Je suis en contact avec les responsables-alimentation des moyennes et grandes surfaces. Ensemble on définit des stratégies de lancement, des perspectives de vente et des réunions d'information sur nos produits.

Pour moi, c'est un peu comme si je me baladais avec une belle fille sous le bras en vantant ses charmes et tous ses mérites. Comme si je voulais lui trouver un beau parti.

Mais ce n'est pas tout de la caser, encore faut-il qu'on s'occupe bien d'elle et quand j'en ai l'occasion, je teste les vendeuses pour savoir si elles mettent la marchandise en avant, si elles n'essayent pas de vendre du générique, si le torchon est bien déplié comme à la télé, si les andouillettes baignent dans leur gelée, si les pâtés sont dans de vraies terrines façon ancienne, si les saucissons sont pendus comme s'ils étaient en train de sécher, et si et si et si…