Elles les brandissent, les font scintiller au soleil, puis les abaissent parallèlement au sol et fondent sur les naines. Casse-graines, casse-naines!

L'effet de surprise est total. Les Shigaepouyennes, hébétées, antennes raidies par l'effroi, se font tondre comme une pelouse. Les casse-graines crèvent les lignes ennemies à vive allure, profitant de la dénivellation. Sous chacune, six ouvrières s'en donnent à cœur joie. Elles sont les chenilles de ces machines de guerre. Grâce à une communication antennaire parfaitement synchrone entre la tourelle et les roues, l'animal à trente-six pattes et deux mandibules géantes se meut avec aisance dans la masse de ses adversaires. Les naines n'ont que le temps d'entrevoir ces mastodontes qui leur tombent dessus par centaines, les défoncent, les aplatissent, les broient. Les mandibules hypertrophiées plongent dans le tas, broutent et remontent,

chargées de pattes et de têtes sanguinolentes qu'elles font craquer comme de la paille. Panique totale. Les naines terrorisées se heurtent et se piétinent, certaines s'entre-tuent.

Les tanks belokaniens, ayant ainsi «peigné» la piétaille naine, l'ont dépassée dans leur élan. Stop. Ils remontent déjà la pente, toujours impeccablement alignés, pour un nouveau laminage. Les survivantes voudraient prendre les devants, mais là-haut se dessine un deuxième front de tanks… qui part à la descente! Les deux colonnes se croisent, bien parallèles. Devant chaque tank les cadavres s'empilent. C'est l'hécatombe. Les Lacholakaniennes qui suivaient de loin la bataille sortent pour encourager leurs sœurs. L'étonnement du début a fait place à l'enthousiasme. Elles lancent des phéromones de joie. C'est une victoire de la technologie et de l'intelligence! Jamais le génie de la Fédération ne s'était exprimé de manière aussi nette.

Shi-gae-pou, cependant, n'a pas abattu toutes ses cartes. Elle a encore son arme secrète. Normalement, cette arme avait été conçue pour déloger les assiégés récalcitrants, mais devant la vilaine tournure prise par les combats, les naines décident déjouer leur va-tout.

L'arme secrète se présente sous forme de crânes de fourmis rousses transpercés d'une plante brune.

Quelques jours plus tôt, les fourmis naines ont découvert le cadavre d'une exploratrice de la Fédération. Son corps avait éclaté sous la pression d'un champignon parasite, l'alternaria. Les chercheuses naines ont analysé le phénomène et se sont aperçues que ce champignon parasite produisait des spores volatiles. Celles-ci se collent à la cuirasse, la rongent, pénètrent dans la bête puis poussent jusqu'à faire exploser sa carcasse.

Quelle arme!

Et d'une sûreté d'utilisation garantie. Car si les spores adhèrent à la chitine des rousses, elles n'ont aucune prise sur la chitine des naines. Tout simplement parce que ces dernières, frileuses, ont pris l'habitude de se badigeonner de bave d'escargot! Or cette substance a un effet protecteur contre l'alternaria.

Les Belokaniennes ont peut-être inventé le tank, mais les Shigaepouyennes ont découvert la guerre bactériologique.

Un bataillon d'infanterie s'ébranle, porteur de trois cents crânes de rousses infectés,

récupérés après la première bataille de Lachola-kan.

Elles les lancent au beau milieu des ennemies. Les casse-graines et leurs porteuses éternuent sous les poussières mortelles. Quand elles voient que leurs cuirasses en sont enduites, elles s'affolent.

Les porteuses abandonnent leur fardeau. Les casse-graines, rendues à leur impotence, paniquent et s'en prennent violemment à d'autres casse-graines. C'est la débandade. Vers 10 heures, un brusque coup de froid sépare les belligérants. On ne peut pas se battre dans les courants d'air glacés. Les troupes naines en profitent pour se dégager. Les tanks des rousses remontent péniblement la pente.

Dans les deux camps, on fait le compte des blessures, on mesure l'étendue des pertes. Bilan provisoire très lourd. On aimerait infléchir le sort de la bataille. Chez les Belokaniennes, on a reconnu les spores d'alternaria. On décide de sacrifier toutes les soldâtes qui ont été touchées par le champignon, afin de leur éviter des souffrances futures.

Des espionnes arrivent au pas de course: il existe un moyen de se protéger de cette armé bactériologique, il faut s'enduire de bave d'escargot. Aussitôt dit, aussitôt fait. On sacrifie trois de ces mollusques (de plus en plus difficiles à trouver) et chacun se prémunit contre le fléau. Contacts antennaires. Les stratèges rousses jugent — qu'on ne peut plus attaquer avec les seuls tanks. Dans le nouveau dispositif, les tanks occuperont le centre; mais cent vingt légions d'infanterie courante et soixante légions d'infanterie étrangère se déploieront sur les ailes.

On retrouve le moral.

FOURMIS D'ARGENTINE: Les fourmis d'Argentine (Iridomyrmex humilis) ont débarqué en France en 1920. Elles ont selon toute vraisemblance été transportées dans des bacs de lauriers-roses destinés à égayer les routes de la Côte d'Azur. On signale pour la première fois leur existence en 1866, à Buenos Aires (d'où leur surnom). En 1891, on les repère aux États-Unis, à La Nouvelle-Orléans. Cachées dans les litières de chevaux argentins exportés, elles arrivent ensuite en Afrique du Sud en 1908, au Chili en 1910, en Australie en 1917 et en France en 1920. Cette espèce se signale, non seulement par sa taille infime, qui la met en position de Pygmée au regard des autres fourmis, mais aussi par une intelligence et une agressivité guerrière qui sont au demeurant ses principales caractéristiques. A peine établies dans le sud de la France, les fourmis d'Argentine ont mené la guerre contre toutes les espèces autochtones… et les ont vaincues!

En 1960, elles ont franchi les Pyrénées et sont allées jusqu'à Barcelone. En 1967, elles ont passé les Alpes et se sont déversées jusqu'à Rome, Puis, dès les années 70, les Iridomyrmex ont commencé à remonter vers le nord. On pense qu'elles ont traversé la Loire lors d'un été chaud de la fin desannées 90. Ces envahisseurs, dont les stratégies de combat n'ont rien à envier à un César ou à un Napoléon, se sont alors trouvés face à deux espèces un peu plus coriaces: les fourmis rousses (au sud et à l'est de la région parisienne) et les fourmis pharaons (au nord et à l'ouest de Paris).

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

La bataille des Coquelicots n'est pas gagnée. Shi-gae-pou décide, à 10 h 13, de dépêcher des renforts. Deux cent quarante légions de l'armée de réserve vont partir rejoindre les survivants de la première charge. On leur explique le coup des «tanks». Les antennes se réunissent pour des CA. Il doit bien exister un moyen de faire à ces drôles de machines…

Vers 10 h 30 une ouvrière fait une suggestion

Les fourmis casse-graines trouvent leur mobilité dans les six fourmis qui les portent. Il suffit de leur couper ces «pattes vivantes».

Une autre idée fuse

Le point faible de leurs machines est leur difficulté à faire demi-tour rapidement. On peut utiliser ce handicap. On n'a qu'à se former en carrés compacts. Lorsque les machines chargent, on s'écarte pour les laisser passer sans résistance. Puis, alors qu'elles sont encore prises dans leur élan, on les frappe par l'arrière. Elles n'auront pas le temps de se retourner. Et une troisième

La synchronisation du mouvement des pattes se fait par contact antennaire, on l'a vu. Il suffit de couper en sautant les antennes des casse-graines pour qu'elles ne puissent plus diriger leurs porteuses. Toutes les idées sont retenues. Et les naines commencent à bâtir leur nouveau plan de bataille.

SOUFFRANCE: Les fourmis sont-elles capables de souffrir? A priori non. Elles n'ont pas de système nerveux adapté pour cet usage. Et s'il n'y a pas de nerf, il n'y a pas de message de douleur. Cela peut expliquer que des tronçons de fourmis continuent à «vivre» parfois très longtemps indépendamment du reste du corps. L'absence de douleur induit un nouveau monde de science-fiction. Sans douleur: pas de peur, peut-être même pas de conscience du «soi». Longtemps les entomologistes ont penché pour cette théorie: les fourmis ne souffrent pas, c'est de là que part la cohésion de leur société. Cela explique tout et cela n'explique rien. Cette idée présente un autre avantage: elle nous enlève tout scrupule à les tuer.