Belo-kiu-kiuni s'agite, comme pour chasser ses pensées inquiètes. Elle pond deux œufs, des œufs de guerrières. Les nourrices ne sont pas là pour les recueillir, et elle a faim. Alors, elle les mange goulûment. Ce sont d'excellentes protéines. Elle taquine sa plante Carnivore. Ses préoccupations ont déjà repris le dessus. Le seul moyen de contrer cette arme secrète serait d'en inventer une autre, encore plus performante et terrible. Les fourmis rousses ont découvert successivement l'acide formique, la feuille bouclier, les pièges à glu. Il suffit de trouver autre chose. Une arme qui frapperait les naines de stupeur, encore pire que leur branche destructrice! Elle sort de sa loge, rencontre des soldâtes et leur parle. Elle suggère de réunir des groupes de réflexion sur le thème «trouver une arme secrète contre leur arme secrète». La Meute répond favorablement à son stimulus. Partout se forment de petits groupes de soldâtes, mais aussi d'ouvrières, par trois ou par cinq. En connectant leurs antennes en triangle ou en pentagone, elles opèrent des centaines de communications absolues.

— Attention, je vais m'arrêter! dit Galin, peu désireux de recevoir dans le dos la poussée de huit sapeurs-pompiers.

— Qu'est-ce qu'il fait sombre là-dedans! Passez-moi une lampe plus puissante. Il se retourna et on lui tendit une grosse torche. Les pompiers n'avaient pas l'air très rassurés. Pourtant, eux, ils avaient leurs vestes en cuir et leurs casques. Que n'avait-il pensé à se mettre quelque chose de plus adapté à ce genre d'expédition qu'un veston de ville!

Ils descendaient prudemment. L'inspecteur, l'œil du groupe, s'appliquait à éclairer chaque recoin avant de faire un pas. C'était plus lent mais c'était plus sûr.

— Le pinceau de la torche balaya une inscription gravée sur la voûte, à hauteur de regard.

Examine-toi toi même,

Si tu ne t'es pas purifié assidûment

Les noces chimiques te feront dommage

Malheur à qui s'attarde là-bas.

Que celui qui est trop léger s'abstienne.

Ars Magna.

— Vous avez vu ça? demanda un pompier.

— C'est une vieille inscription, voilà tout…, tempéra l'inspecteur Galin.

— On dirait un truc de sorciers.

— En tout cas, ça a l'air sacrement profond.

— Le sens de la phrase?

— Non, l'escalier. On dirait qu'il y a des kilomètres de marches là-dessous.

Ils reprirent leur descente. Ils devaient bien se trouver à cent cinquante mètres sous le niveau de la ville. Et ça tournait toujours en colimaçon. Comme une hélice d'ADN. Ils en avaient presque le vertige. Profond, toujours plus profond.

– Ça peut continuer indéfiniment comme ça, grogna un pompier. Nous ne sommes pas préparés pour faire de la spéléologie.

— Moi je croyais qu'il fallait juste sortir quelqu'un d'une cave, dit un autre qui portait la civière gonflable. Ma femme m'attendait pour dîner à 8 heures, elle doit être contente, il est déjà 10 heures!

Galin reprit ses troupes en main.

– Écoutez les gars, maintenant on est plus proches du fond que de la surface, alors encore un petit effort. On ne va pas renoncer à mi-parcours.

Or, ils n'avaient pas fait le dixième du chemin.

Au bout de plusieurs heures de CA à une température proche de 15°, un groupe de fourmis mercenaires jaunes dégage une idée, bientôt reconnue comme la meilleure par tous les autres centres nerveux. Il se trouve que Bel-o-kan possède de nombreuses soldâtes mercenaires d'une espèce un peu spéciale, les «casse-graines». Elles ont pour caractéristique d'être pourvues d'une tête volumineuse et de longues mandibules coupantes qui leur permettent de casser des graines même très dures. Dans les combats, elles ne sont pas bien efficaces, car leurs pattes sont trop courtes sous leur corps trop lourd. Alors, à quoi bon se traîner péniblement jusqu'au lieu de l'affrontement pour n'y faire que peu de dégâts? Les rousses avaient fini par les cantonner dans des tâches ménagères, comme par exemple couper les grosses brindilles.

Selon les fourmis jaunes, il existe pourtant un moyen de transformer ces grosses lourdaudes en foudres de guerre. Il suffit de les faire porter par six petites ouvrières agiles!

Ainsi, les casse-graines, guidant par odeurs leurs «pattes vivantes», peuvent fondre à grande vitesse sur leurs adversaires et les tailler en pièces avec leurs longues mandibules.

Quelques soldâtes gavées de sucre font des essais dans le solarium. Six fourmis soulèvent une casse-graines et courent en essayant de synchroniser leurs pas. Ça a l'air de très bien fonctionner.

La cité de Belokan vient d'inventer le tank.

On ne les vit jamais remonter.

Le lendemain, les journaux titrèrent: «Fontainebleau — Huit pompiers et un inspecteur de police disparaissent mystérieusement dans une cave.»

Dès l'aube violacée, les fourmis naines qui encerclent la Cité interdite de La-chola-kan s'apprêtent à livrer bataille. Les rousses isolées dans leur souche sont affamées et épuisées. Elles ne devraient plus tenir bien longtemps.

Les combats reprennent. Les naines conquièrent deux carrefours supplémentaires après de longs duels d'artillerie à l'acide. Le bois rongé par les tirs vomit les cadavres des soldâtes assiégées.

Les dernières survivantes rousses sont à bout. Les naines progressent dans la Cité.

Les francs-tireurs cachés dans les anfractuosités des plafonds les ralentissent à peine.

La loge nuptiale ne doit plus être très loin. À l'intérieur de celle-ci, la reine Lacho-la-kiuni commence à ralentir les battements de son cœur. Tout est fichu maintenant.

Mais les troupes naines les plus avancées perçoivent soudain une odeur d'alerte. Il se passe quelque chose dehors. Elles rebroussent chemin.

Là-haut, sur la colline des Coquelicots qui domine la Cité, on distingue des milliers de points noirs au milieu des fleurs rouges. Les Belokaniens se sont donc finalement décidés à attaquer. Tant pis pour eux. Les naines envoient des moucherons-messagers mercenaires avertir la Cité centrale. Tous les moucherons portent la même phéromone:

Ils attaquent. Envoyez des renforts par l'est pour les prendre en étau. Préparez l'arme secrète.

La chaleur du premier rayon de soleil filtrant à travers un nuage a précipité la décision de passer à l'attaque. Il est 8 h 03. Les légions belokaniennes dévalent en trombe la pente, contournent les herbes, bondissent pardessus les gravillons. Elles sont des millions de soldâtes, à courir toutes mandibules écartées. C'est assez impressionnant. Mais les naines n'ont pas peur. Elles avaient prévu ce choix tactique. La veille, elles ont creusé des trous espacés en quinconce dans le sol. Elles s'y calfeutrent, ne laissant dépasser que leurs mandibules; leur corps est ainsi protégé par le sable.

Cette ligne de naines brise tout de suite l'assaut des rousses. Les fédérées s'escriment à vide contre ces adversaires qui ne leur présentent que des points forts. Pas moyen de leur couper les pattes ou de leur arracher l'abdomen.

C'est alors que le gros de l'infanterie de Shigae-pou, cantonné non loin sous le couvert d'un cercle de bolets Satan, lance une contre-offensive qui prend les rousses en étau.

Si les Belokaniennes sont des millions, les Shigapouyennes se comptent par dizaines de millions. Il y a au moins cinq soldâtes naines pour une rousse, sans parler des guerrières tapies dans les trous individuels, qui raccourcissent tout ce qui leur passe à portée de mandibules.

Le combat tourne rapidement au désavantage des moins nombreux.

Enfoncées par des naines qui surgissent de partout, les lignes fédérées se disloquent. À 9 h 36, elles battent carrément en retraite. Les naines poussent déjà les parfums de la victoire. Leur stratagème a parfaitement fonctionné. Même pas besoin d'utiliser l'arme secrète! Elles pourchassent cette armée de fuyards, considèrent le siège de La-chola-kan comme une affaire réglée. Mais avec leurs petites pattes, les naines font dix pas là où une rousse ne fait qu'un bond. Elles s'essoufflent à remonter la colline des Coquelicots. C'est bien ce qu'avaient prévu les stratèges de la Fédération. Car cette première charge n'a servi qu'à ça: faire sortir les troupes naines de leur cuvette pour les affronter dans la pente. Les rousses parviennent à la crête, les légions naines continuent de les poursuivre dans un désordre total. Là-haut, on voit d'un seul coup se dresser une forêt d'épines. Ce sont les pinces géantes des casse-graines.