Il n'y a pas eu de problème ici?

Non, les guerrières au parfum de roche étaient toutes dans la bagarre. On est restés enfermés dans la Cité interdite, au cas où les naines arriveraient jusqu'ici. Et là-bas? Tu as vu l'arme secrète?

Non.

Comment ça, non? On a parlé d'une branche, d'acacia mobile…

103 683e explique que la seule arme nouvelle à laquelle elles ont été confrontées a été l'atroce alternaria, mais qu'elles ont trouvé la parade.

Ce ne peut être ça qui a tué la première expédition, constate le mâle. L'alternaria met beaucoup de temps à tuer. En outre, il en est certain: aucun des cadavres qu'il a examinés n'avait la moindre trace de ces spores mortelles. Alors?

Déroutés, ils décident de prolonger leur CA.

Ils aimeraient vraiment y voir plus clair.

Nouveau bouillon d'idées et d'avis. Pourquoi les naines n'ont-elles pas recouru à l'arme qui avait si radicalement détruit les vingt-huit exploratrices? Elles ont pourtant tout tenté pour gagner. Si une telle arme était entre leurs pattes, elles ne se seraient pas gênées pour s'en servir! Et si elles ne la possédaient pas? Elles arrivent toujours avant ou après que l'arme secrète ne frappe, c'est peut-être par pur hasard… Cette hypothèse cadrerait assez bien avec l'attaque de La-chola-kan. Quant à la première expédition, on a très bien pu laisser des traces de passeports de naines pour lancer la Meute sur une mauvaise piste. Et qui aurait intérêt à faire ça? Si les naines ne sont pas responsables de tous les mauvais coups, vers qui se tourner? Vers les autres! Le second adversaire implacable, l'ennemi héréditaire: les termites! Le soupçon n'a rien de fantaisiste. Depuis quelque temps, des soldâtes isolées de la grande termitière de l'Est passent le fleuve et multiplient les incursions dans les zones de chasse fédérées. Oui, c'est sûrement les termites. Ils se sont arrangés pour monter naines et rousses les unes contres les autres. Comme ça, ils se débarrassent des deux sans coup férir. Leurs ennemis bien affaiblis, ils n'ont plus qu'à cueillir les fourmilières. Et les guerrières aux odeurs de roche? Ce seraient des espionnes mercenaires au service des termites, voilà tout. Plus leur commune pensée s'affine à force de tourner dans leurs trois cerveaux, et plus il leur paraît acquis que ce sont les termites de l'Est qui possèdent la mystérieuse «arme secrète».

Mais ils sont dérangés et arrachés à leur colloque par les odeurs générales de la Meute. La Cité a décidé de mettre à profit l'entre-deux-guerres en avançant la fête de la Renaissance: elle aura lieu demain. Toutes les castes en place! Les femelles et les mâles, aux salles des gourdes pour faire le plein de sucre! Les artilleuses, rechargez vos abdomens aux salles de chimie organique!

Avant de quitter ses compagnons, la 103 683e soldate lâche une phéromone:

Bonne copulation! Ne vous en faites pas, je poursuis l'enquête de mon côté. Quand vous serez dans le ciel, je prendrai le chemin de la grande termitière de l'Est.

A peine se sont-ils séparés que les deux tueuses, la grosse brute et la petite boiteuse,

apparaissent. Elles raclent les murs et récupèrent les phéromones volatiles de leur conversation.

Après l'échec tragique de l'inspecteur Galin et des pompiers, Nicolas avait été placé dans un orphelinat situé à quelques centaines de mètres seulement de la rue des Sybarites. Outre les purs orphelins, on y entassait les enfants rejetés ou battus par leurs parents.

Les humains sont en effet l'une des rares espèces à être capables d'abandonner ou de maltraiter leur progéniture. Les petits humains passaient là des années éprouvantes, éduqués à grands coups de pied aux fesses. Ils grandissaient, s'endurcissaient. La plupart entraient ensuite dans l'armée de métier. Le premier jour, Nicolas resta prostré sur le balcon à regarder la forêt. Il retrouva dès le lendemain la salutaire routine de la télévision. Le poste était installé dans le réfectoire, et les pions, satisfaits de se débarrasser des «merdeux», les y laissaient s'abrutir pendant des heures. Le soir, Jean et Philippe, deux autres orphelins, le questionnèrent dans le dortoir:

— Qu'est-ce qu'il t'est arrivé à toi?

— Rien.

— Allez raconte. On ne vient pas ici comme ça à ton âge. D'abord t'as quel âge?

— Moi je sais. Il parait que ses parents se sont fait bouffer par des fourmis.

— Qui c'est qui vous a raconté cette connerie?

— Quelqu'un, nanananère, et on te dira qui si tu nous racontes ce qui est arrivé à tes parents.

— Vous pouvez crever.

Jean, le plus costaud, saisit Nicolas par les épaules tandis que Philippe lui tordait le bras en arrière.

Nicolas se dégagea d'une ruade et frappa Jean au cou du tranchant de la main (il avait vu faire ça à la télé dans un film chinois). L'autre se mit à tousser. Philippe revint à la charge en tentant d'étrangler Nicolas, qui lui lança alors la pointe de son coude dans l'estomac. Débarrassé de son agresseur, à genoux et plié en deux, Nicolas fit de nouveau face à Jean en lui crachant au visage. Celui-ci plongea et lui mordit le mollet jusqu'au sang. Les trois jeunes humains roulèrent sous les lits, continuant de se battre comme des chiffonniers. Nicolas eut finalement le dessous:

— Dis-nous ce qui est arrivé à tes parents ou on te fait bouffer des fourmis!

Jean avait trouvé ça dans l'action. Il n'était pas mécontent de sa phrase. Pendant qu'il maintenait le nouveau plaqué contre le plancher, Philippe courut chercher quelques hyménoptères, pas du tout rares en ces lieux, et revint les lui brandir devant le visage

— Tiens, en voilà des bien grasses! (Comme si les fourmis, dont le corps est enveloppé

d'une carapace rigide, pouvaient connaître des épaisseurs de graisse!)

Puis il lui pinça le nez pour le forcer à ouvrir la bouche, où il jeta avec dégoût trois jeunes ouvrières qui avaient vraiment autre chose à faire. Nicolas eut alors la surprise de sa vie. C'était délicieux.

Les autres, étonnés de ne pas le voir recracher l'aliment infâme, voulurent goûter à leur tour.

La salle des gourdes à miellat est l'une des plus récentes innovations de Bel-o-kan. La technologie des gourdes» a en effet été empruntée aux fourmis du sud qui, depuis les grandes chaleurs, n'arrêtent pas de monter vers le nord. C'est bien entendu lors d'une guerre victorieuse contre ces fourmis que la Fédération a découvert leur salle des gourdes. La guerre, meilleure source et meilleur vecteur de circulation d'inventions dans le monde des sociétés insectes. Sur le coup, les légionnaires belokaniennes furent horrifiées, de voir quoi? Des ouvrières condamnées à passer toute leur vie suspendues au plafond, tête en bas l'abdomen tellement gonflé qu'il était deux fois plus gros que celui d'une reine! Les sudistes expliquèrent que ces fourmis «sacrifiées» étaient des bonbonnes vivantes, capables de conserver au frais d'incroyables quantités de nectar, de rosée ou de miellat. En somme, il avait suffi de pousser à l'extrême l'idée de «jabot social» pour aboutir à celle de «fourmi citerne» — et la mettre en pratique. On venait titiller le bout de l'abdomen de ces vivants réfrigérateurs qui délivraient alors au goutte-à-goutte ou même à plein ruisseau leurs jus précieux. Les sudistes résistaient grâce à ce système aux grandes vagues de sécheresse qui frappent les régions tropicales.

Quand elles migraient, elles transportaient leurs gourdes à bout de bras et restaient parfaitement hydratées durant tout le voyage. A les en croire, les bonbonnes étaient aussi précieuses que les œufs. Les Belokaniennes piratèrent donc la technique des gourdes, mais y virent surtout l'intérêt de pouvoir stocker de grosses quantités de nourriture avec une qualité de conservation et d'hygiène inégalée.

Tous les mâles et toutes les femelles de la Cité se présentent dans la salle pour faire le plein de sucre et d'eau. Devant chaque bonbonne vivante s'allonge une queue de solliciteurs ailés. 327e et 56e s'abreuvent ensemble, puis se séparent. Lorsque tous les sexués et toutes les artilleuses sont passés, les fourmis-citernes sont vides. Une armée d'ouvrières se hâtent de les réapprovisionner en nectar, rosée et miellat, jusqu'à ce que les abdomens avachis retrouvent leur forme de petits ballons brillants.