Edmond Wells,

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

Le 327e mâle ne voit plus ses deux tueuses au parfum de roche. Il les a vraiment lâchées. Avec un peu de chance, elles sont peut-être mortes sous les éboulis… Faut pas rêver. Et il ne serait pas tiré d'affaire pour autant. Il n'a plus aucune odeur passeport. Maintenant, s'il croise la moindre guerrière son compte est bon. Il sera automatiquement considéré par ses sœurs comme un corps étranger. On ne le laissera même pas s'expliquer. Tir d'acide ou coup de mandibules sans sommation, voilà le traitement réservé à ceux qui ne peuvent émettre les odeurs passeports de la Fédération.

C'est insensé. Comment en est-il arrivé là? Tout est de la faute de ces deux maudites guerrières aux fragrances de roche. Qu'est-ce qui leur a pris? Elles doivent être folles. Bien que le cas soit rare, il arrive que des erreurs de programmation génétique entraînent des accidents psychologiques de ce type; quelque chose d'analogue à ces fourmis hystériques qui frappaient tout le monde lors de la troisième phase d'alerte. Ces deux-là n'avaient pourtant pas l'air hystériques ou dégénérées. Elles semblaient même très bien savoir ce qu'elles faisaient. On aurait dit… On ne trouve qu'une seule situation où des cellules détruisent consciemment d'autres cellules du même organisme. Les nourrices nomment cela cancer. On aurait dit… des cellules atteintes de cancer.

Cette odeur de roche serait alors une odeur de maladie… Là encore il faudrait donner l'alerte. Le 327e mâle a désormais deux mystères à résoudre: l'arme secrète des naines et les cellules cancéreuses de Bel-o-kan. Et il ne peut parler à personne. Il faut réfléchir. Il se pourrait bien qu'il possède en lui-même quelque ressource cachée… une solution.

Il entreprend de se laver les antennes.

Mouillage (cela lui fait tout drôle de lécher des antennes sans y reconnaître le goût caractéristique des phéromones passeports), brossage, lissage à la brosse de son coude, séchage.

Que faire, bon sang?

D'abord, rester vivant.

Une seule personne peut se rappeler son image infrarouge sans avoir besoin de la confirmation des odeurs d'identification:

Mère. Cependant, la Cité interdite regorge de soldâtes. Tant pis. Après tout, une vieille sentence de Belo-kiu-kiuni n'énonce-t-elle pas: C'est souvent au cœur du danger qu'on est le plus en sécurité?

Edmond Wells n'a pas laissé de bons souvenirs ici. Et d'ailleurs quand il est parti, personne ne l'a retenu. Celui qui parlait ainsi était un vieil homme au visage avenant, l'un des sous-directeurs de «Sweetmilk Corporation».

— Mais pourtant il parait qu'il avait découvert une nouvelle bactérie alimentaire, celle qui faisait exhaler des parfums aux yaourts…

– Ça, en chimie, il faut reconnaître qu'il avait de brusques coups de génie. Mais ils ne survenaient pas régulièrement, seulement par saccades.

— Vous avez eu des ennuis avec lui?

— Honnêtement, non. Disons plutôt qu'il ne s'intégrait pas à l'équipe. Il faisait bande à part. Et même si sa bactérie a rapporté des millions, je crois que jamais personne ici ne l'a vraiment apprécié.

— Vous pouvez être plus explicite?

— Dans une équipe il y a des chefs. Edmond ne supportait pas les chefs, ni d'ailleurs aucune forme de pouvoir hiérarchique. Il a toujours eu du mépris pour les gestionnaires, qui ne font que «diriger pour diriger sans rien produire», comme il disait. Or nous sommes tous obligés de lécher les bottes de nos supérieurs. Il n'y a pas de mal à cela. C'est le système qui le veut. Lui, il faisait le fier. Je crois que ça nous agaçait encore plus, nous ses pairs, que les chefs eux-mêmes.

— Comment est-il parti?

— Il s'est disputé avec un de nos sous-directeurs, pour une affaire dans laquelle il avait, je dois le dire… totalement raison. Ce sous-directeur avait fouillé dans — son bureau, et Edmond a piqué un coup de sang. Quand il a vu que tout le monde préférait soutenir l'autre, il bien été obligé de partir.

- Mais vous venez de dire qu'il avait raison…

— Mieux vaut parfois se comporter en lâche au profit de gens connus, même antipathiques, qu'être courageux au profit d'inconnus même sympathiques. Edmond n'avait pas d'amis ici. Il ne mangeait pas avec nous, ne buvait pas avec nous, il semblait toujours dans la lune.

— Pourquoi m'avouez-vous votre «lâcheté», alors? Vous n'aviez pas besoin de me raconter tout ça.

— Hum, depuis qu'il est mort, je me dis que nous nous sommes quand même mal comportés. Vous êtes son neveu, en vous racontant ça je me soulage un peu…

Au fond du goulet sombre on distingue une forteresse de bois. La Cité interdite. Cet édifice est en fait une souche de pin autour de laquelle on a construit le dôme. La souche sert de cœur et de colonne vertébrale à Bel-o-kan. Cœur, car elle contient la loge royale, et les réserves d'aliments précieux. Colonne vertébrale, car elle permet à la Cité de résister aux tempêtes et aux pluies. Vue de plus près, la paroi de la Cité interdite est incrustée de motifs complexes. Comme des inscriptions d'une écriture barbare. Ce sont les couloirs jadis creusés par les premiers occupants de la souche: des termites.

Lorsque la Belo-kiu-kiuni fondatrice avait atterri dans la région, cinq mille ans plus tôt, elle s'était tout de suite heurtée à eux. La guerre avait été très longue, plus de mille ans, mais les Belokaniens avaient fini par gagner. Ils avaient alors découvert avec émerveillement une ville «en dur», avec des couloirs de bois qui ne s'effondrent jamais. Cette souche de pin leur ouvrait de nouvelles perspectives urbanistiques et architecturales.

En haut, la table plate et surélevée; en bas, les racines profondes qui se dispersent dans la Terre.

C'était i-dé-al. Cependant, la souche ne suffit bientôt plus à abriter la population croissante des fourmis rousses. On avait alors creusé en sous-sol dans le prolongement des racines. Et on avait entassé des branchettes sur l'arbre décapité pour en élargir le sommet. A présent, la Cité interdite est presque déserte. En dehors de Mère et de ses sentinelles d'élite, tout le monde vit dans la périphérie.

327e s'approche de la souche à pas prudents et irréguliers. Les vibrations régulières sont perçues comme une présence de marcheur, alors que des sons irréguliers peuvent passer pour de légers éboulis. Il lui faut seulement espérer qu'aucune soldate ne le croise. Il se met à ramper. Il n'est plus qu'à deux cents têtes de la Cité interdite. Il commence à distinguer les dizaines d'issues perçant la souche; plus précisément, les têtes de fourmis «concierges» qui en bouchent l'accès.

Modelées par on ne sait quelle perversion génétique, celles-ci sont pourvues d'une large tête ronde et plate, qui leur donne l'allure d'un gros clou exactement ajusté au pourtour de l'orifice dont elles ont la surveillance.

Ces portes vivantes avaient déjà prouvé leur efficacité dans le passé. Lors de la guerre des Fraisiers, sept cent quatre-vingts ans plus tôt, la Cité fut envahie par les fourmis jaunes. Tous les Belokaniens survivants s'étaient réfugiés dans la Cité interdite, et les fourmis concierges, entrées à reculons, en avaient fermé les issues hermétiquement. Il fallut deux jours aux fourmis jaunes pour arriver à forcer ces verrous. Les concierges non seulement bouchaient les trous mais mordaient avec leurs longues mandibules. Les fourmis jaunes se mettaient à cent pour lutter contre une seule concierge. Elles finirent par passer en creusant la chitine des têtes. Mais le sacrifice des «portes vivantes» n'avait pas été vain. Les autres cités fédérées avaient eu le temps de constituer des renforts, et la ville fut libérée quelques heures plus tard.

Le 327e mâle n'a certes pas l'intention d'affronter seul une concierge, mais il compte profiter de l'ouverture de l'une de ces portes, par exemple pour laisser sortir une nourrice chargée d'œufs maternels. Il pourrait foncer avant qu'elle n'ait pu se refermer.