— Mais oui, mais oui, c'est moi, il ne fallait pas s'inquiéter. Je vous avais dit de m'attendre tranquillement. Ne pas s'inquiéter? Il en avait de bonnes! Non seulement Jonathan tenait dans ses bras la dépouille de ce qui avait été Ouarzazate et qui n'était plus qu'un tas de viande sanguinolent, mais l'homme lui-même était transfiguré. Il ne semblait pas effrayé ou accablé, il était même plutôt souriant. Non, ce n'était pas ça, comment dire? On avait l'impression qu'il avait vieilli ou qu'il était malade. Son regard était fiévreux, son teint livide, il tremblait et paraissait essoufflé. En voyant le corps supplicié de son chien, Nicolas fondit en larmes. On aurait dit que le pauvre caniche avait été lacéré par des centaines de petits coups de rasoir. On le déposa sur un journal déployé. Nicolas n'en finissait pas de se lamenter sur la perte de son compagnon. C'était terminé. Plus jamais il ne le verrait sauter contre le mur lorsqu'on prononçait le mot «chat». Plus jamais il ne verrait ouvrir les poignées de porte d'un bond joyeux. Plus jamais il ne le sauverait des gros bergers allemands homosexuels. Ouarzazate n'était plus.

— Demain on l'emmènera au cimetière canin du Père-Lachaise, concéda Jonathan. On lui achètera la tombe à quatre mille cinq cents francs, tu sais, celle où on pourra mettre sa photo.

— Oh oui! oh oui! dit Nicolas entre deux sanglots, il mérite au moins ça.

— Et puis on ira à la SPA, et tu choisiras un autre animal. Pourquoi ne prendrais-tu pas un bichon maltais cette fois? C'est très mignon aussi.

Lucie n'en revenait toujours pas. Elle ne savait pas par quelle question commencer. Pourquoi avait-il été si long? Qu'était-il arrivé au chien? Que lui était-il arrivé à lui? Voulait-il manger? Avait-il pensé à l'angoisse des siens?

— Qu'y a-t-il là-dessous? finit-elle par dire d'une voix plate.

— Rien, rien.

— Mais enfin tu as vu dans quel état tu rentres? Et le chien… On dirait qu'il est tombé dans un hachoir électrique. Que lui est-il arrivé? Jonathan se passa une main sale sur le front.

— Le notaire avait raison, c'est plein de rats là-dessous. Ouarzazate a été mis en pièces par des rats furieux.

— Et toi? Il ricana.

— Moi je suis une plus grosse bête, je leur fais peur.

— C'est dément! Qu'as-tu fait en bas pendant huit heures? Qu'y a-t-il au fond de cette maudite cave? s'emporta-t-elle.

— Je ne sais pas ce qu'il y a au fond. Je ne suis pas allé jusqu'au bout.

— Tu n'es pas allé jusqu'au bout!

— Non, c'est très très profond.

— En huit heures tu n'es pas arrivé au bout de… de notre cave!

— Non. Je me suis arrêté quand j'ai vu le chien. Il y avait du sang partout. Tu sais, Ouarzazate s'est battu avec acharnement. C'est incroyable qu'un si petit chien ait pu résister si longtemps.

— Mais tu t'es arrêté où? à mi-chemin?

— Comment savoir? De toute façon je ne pouvais plus continuer. J'avais peur moi aussi. Tu sais que je ne supporte pas le noir et la violence. Tout le monde se serait arrêté à ma place. On ne peut pas continuer indéfiniment dans l'inconnu. Et puis j'ai pensé à toi, à vous. Tu ne peux pas savoir comment c'est… C'est si sombre. C'est la mort.

Il eut en achevant cette phrase comme un tic lui remontant le coin gauche de la bouche. Elle ne l'avait jamais vu comme ça. Elle comprit qu'il ne fallait plus l'accabler. Elle lui enlaça la taille et embrassa ses lèvres froides.

— Calme-toi, c'est fini. On va sceller cette porte et on n'en parlera plus.

Il eut un mouvement de recul.

— Non. Non ce n'est pas fini. Là, je me suis laissé a arrêter par cette zone rouge. Tout le monde se serait arrêté. On est toujours effrayé par la violence, même quand elle est exercée contre des animaux. Mais je ne peux pas rester comme ça, peut-être tout près du but…

— Tu ne vas pas me dire que tu veux y retourner!

— Si. Edmond est passé, je passerai.

— Edmond, ton oncle Edmond?

— Il a fait quelque chose là-dessous, et je veux savoir quoi.

Lucie étouffa un gémissement.

— S'il te plaît, par amour pour moi et pour Nicolas, ne redescends plus.

— Je n'ai pas le choix.

Il eut à nouveau ce tic de la bouche.

— J'ai toujours fait les choses à moitié. Je me suis toujours arrêté quand ma raison me disait que le péril était proche. Et regarde ce que je suis devenu. Un homme qui n'a certes pas connu de danger, mais qui n'a — pas non plus réussi sa vie. A force de faire la moitié du chemin, je ne suis jamais allé au fond des choses. J'aurais dû rester à la serrurerie, me faire agresser et tant pis pour les bosses. C'aurait été un baptême, j'aurais connu la violence et appris à la gérer. Au lieu de quoi, à force d'éviter les ennuis, je suis comme un bébé sans expérience.

— Tu délires.

— Non, je ne délire pas. On ne peut pas vivre éternellement dans un cocon. Avec cette cave, j'ai une occasion unique de franchir le pas. Si je ne le fais pas, je n'oserai plus jamais me regarder dans la glace, je n'y verrais qu'un lâche. D'ailleurs c'est toi-même qui m'as poussé à descendre, rappelle-toi.

Il enleva sa chemise tachée de sang.

— N'insiste pas, ma décision est irrévocable.

— Bon, alors, je viens avec toi! déclara-t-elle en empoignant la torche électrique.

— Non, tu restes ici!

Il l'avait saisie par les poignets, fermement.

— Lâche-moi, qu'est-ce qui te prend?

— Excuse-moi, mais tu dois comprendre, cette cave c'est quelque chose qui ne concerne que moi. C'est ma plongée, c'est mon chemin. Et personne ne doit s'en mêler, tu m'entends?

Derrière eux, Nicolas pleurait toujours sur la dépouille de Ouarzazate. Jonathan libéra les poignets de Lucie et s'approcha de son fils.

— Allons, reprends-toi, garçon!

— J'en ai marre, Ouarzi est mort et vous ne faites que vous disputer.

Jonathan voulut faire diversion. Il prit une boîte d'allumettes, en sortit six et les posa sur la table.

— Tiens, regarde, je vais te montrer une énigme. Il est possible de former quatre triangles équilatéraux avec ces six allumettes. Cherche bien, tu dois pouvoir trouver,

Le garçon, surpris, sécha ses larmes et renifla sa morve. Il commença aussitôt à disposer les allumettes de différentes manières.

— Et j'ai encore un conseil à te donner. Pour trouver solution, il faut penser différemment. Si on réfléchit comme on en a l'habitude, on n'arrive à rien.

Nicolas parvint à composer trois triangles. Pas quatre. Il leva ses grands yeux bleus, battit des paupières.

— Tu as trouvé la solution, toi Papa?

— Non, pas encore, mais je sens que je n'en ai plus pour très longtemps.

Jonathan avait momentanément calmé son fils, mais sa femme. Lucie lui lançait des regards courroucés et le soir ils se disputèrent assez violemment. Mais Jonathan ne voulut rien dire sur la cave et ses mystères. Le lendemain, il se leva tôt et passa la matinée à installer à l'entrée de la cave une porte en fer munie d'un gros cadenas. Il en accrocha la clé unique autour de son cou.

Le salut arrive sous la forme inattendue d'un tremblement de terre.

Ce sont tout d'abord les murs qui subissent une grande secousse latérale. Le sable commence à couler en cascade depuis les plafonds. Une seconde secousse suit presque aussitôt, puis une troisième, une quatrième… Les ébranlements sourds se succèdent de plus en plus rapidement, de plus en plus proches du trio insolite. C'est un énorme grondement qui ne s'arrête plus et sous lequel tout vibre.

Ranimé par cette trépidation, le jeune mâle réaccélère son cœur, lance deux coups de mandibules qui surprennent ses bourreaux et détale dans le tunnel éventré. Il agite ses ailes encore embryonnaires pour accélérer sa fuite et prolonger ses bonds. Chaque secousse plus forte l'oblige à stopper et à attendre, plaqué au sol, la fin des avalanches de sable. Des pans entiers de couloirs s'abattent au milieu d'autres couloirs. Des ponts, des arches et des cryptes s'effondrent, entraînant dans leur chute des millions de silhouettes hébétées. Les odeurs d'alerte prioritaire rusent et se répandent. Lors de la première phase, les phéromones excitatrices embrument les galeries supérieures. Tous ceux qui hument ce parfum se mettent immédiatement à trembler, à courir en tous sens et à produire des phéromones encore plus piquantes. Si bien que l'affolement fait boule de neige. Le nuage d'alerte se répand comme un brouillard glissant dans toutes les veines de la région endolorie, rejoignant les artères principales. L'objet alien infiltré dans le corps de la Meute produit ce que le jeune mâle a vainement tenté de déclencher: des toxines de douleur. Du coup, le sang noir formé par les foules de Belokaniens se met à battre plus vite. La populace évacue les œufs proches de la zone sinistrée. Les soldâtes se regroupent en unités de combat. Alors que le 327e mâle se trouve dans un vaste carrefour à demi obstrué par le sable et la foule, les secousses cessent. Il s'ensuit un silence angoissant. Chacun s'immobilise, appréhendant la suite des événements. Les antennes dressées frétillent. Attente. Soudain, le toc-toc lancinant de tout à l'heure est remplacé par une sorte de feulement sourd. Tous ressentent que la fourrure de branchettes de la Cité vient d'être perforée. Quelque chose d'immense s'introduit dans le dôme, broie les murs, glisse à travers les branchettes. Un fin tentacule rose jaillit au beau milieu du carrefour. Il fouette l'air et rase le sol à une vitesse folle, en quête du plus grand nombre possible de citoyens. Comme les soldâtes s'élancent sur lui pour tenter de le mordre de leur mandibules, une grosse grappe noire se forme en son bout. Suffisamment garnie, la langue file vers le haut et disparaît, déversant la foule dans une gorge, puis pointe à nouveau, toujours plus longue, toujours plus goulue, foudroyante. L'alerte deuxième phase est alors déclenchée. Les ouvrières tambourinent sur le sol avec l'extrémité de leur abdomen pour ameuter les soldâtes des étages inférieurs, qui n'ont encore rien perçu du drame. Toute la Cité résonne des coups de ce tam-tam primaire. On dirait que l'«organisme Cité» halète: