Tac, tac, tac! Toc… toc… toc, répond l'alien qui s'est mis à marteler le dôme pour s'enfoncer plus profondément. Chacun se plaque contre les parois pour essayer d'échapper à ce serpent rouge déchaîné qui fouaille les galeries. Lorsqu'une lapée est estimée trop pauvre, la langue s'étire encore. Un bec, puis une tête gigantesque suivent. C'est un pic-vert! La terreur du printemps… Ces gourmands oiseaux insectivores creusent dans le toit des cités fourmis des carottes pouvant atteindre soixante centimètres de profondeur et se gavent de leurs populations.

Il n'est que temps de lancer l'alerte troisième phase. Certaines ouvrières, devenues pratiquement folles de surexcitation non exprimée en actes, se mettent à danser la danse de la peur. Les mouvements en sont très saccadés: sauts, claquements de mandibules, crachats… D'autres individus, complètement hystériques, tirent dans les couloirs et mordent tout ce qui bouge. Effet pervers de la peur: la Cité n'arrivant pas à détruire l'objet agresseur, finit par s'autodétruire.

Le cataclysme est localisé au quinzième étage supérieur ouest, mais l'alerte ayant connu ses trois phases, toute la Cité se trouve maintenant sur le pied de guerre. Les ouvrières descendent au plus profond des sous-sols pour mettre les œufs à l'abri. Elles croisent des files pressées de soldâtes, toutes mandibules dressées. La Cité fourmi a appris, au fil d'innombrables générations, à se défendre contre de tels désagréments. Au milieu des mouvements désordonnés, les fourmis de la caste des artilleuses se forment en commandos et se répartissent les opérations prioritaires.

Elles encerclent le pic vert dans sa zone la plus vulnérable: son cou. Puis elles se retournent, en position de tir rapproché. Leurs abdomens pointent le volatile. Feu! Elles propulsent de toute la force de leurs sphincters des jets d'acide formique hyperconcentré.

L'oiseau a la brusque et pénible impression qu'on lui enserre le cou dans un cache-nez d'épingles. Il se débat, veut se dégager. Mais il est allé trop loin. Ses ailes sont emprisonnées dans la terre et les brindilles du dôme. Il lance à nouveau la langue pour tuer le maximum de ses minuscules adversaires.

Une nouvelle vague de soldâtes prend le relais. Feu! Le pic vert a un soubresaut. Cette fois, ce ne sont plus des épingles mais des épines. Il cogne nerveusement du bec. Feu! L'acide gicle derechef. L'oiseau tremble, commence à avoir des difficultés à respirer. Feu! L'acide lui ronge les nerfs et il est complètement coincé. Les tirs cessent. Des soldâtes à larges mandibules accourent de partout, mordent dans les plaies faites par l'acide formique. Par ailleurs, une légion se rend à l'extérieur, sur ce qui reste du dôme, repère la queue de l'animal et se met à forer la partie la plus odorante: l'anus. Ces soldâtes du génie ont tôt fait d'en élargir l'issue et s'engouffrent dans les tripes de l'oiseau. La première équipe est parvenue à crever la peau de la gorge. Lorsque le premier sang rouge se met à couler, les émissions de phéromones d'alerte cessent. La partie est considérée comme gagnée. La gorge est largement ouverte, on s'y rue par bataillons entiers. Il y a encore des fourmis vivantes dans le larynx de l'animal. On les sauve. Puis des soldâtes pénètrent à l'intérieur de la tête, cherchant les orifices qui leur permettront d'atteindre le cerveau. Une ouvrière trouve un passage: la carotide. Encore faut-il repérer la bonne: celle qui va du cœur au cerveau, et non l'inverse. La voilà! Quatre soldâtes descendent le conduit et se jettent dans le liquide rouge. Portées par le courant cardiaque, elles sont bientôt propulsées jusqu'au beau milieu des hémisphères cérébraux. Elles y sont à pied d'œuvre pour piocher la matière grise. Le pic vert, fou de douleur, se roule de droite à gauche, mais il n'a aucun moyen de contrer tous ces envahisseurs qui le découpent de l'intérieur. Un peloton de fourmis s'introduit dans les poumons et y déverse de acide. L'oiseau tousse atrocement.

D'autres, tout un corps d'armée, s'enfoncent dans l'œsophage pour réaliser la jonction dans le système digestif avec leurs collègues en provenance de l'anus. Lesquelles remontent rapidement le gros côlon, saccageant en chemin tous les organes vitaux qui passent à portée de mandibules. Elles fouissent la viande vive comme elles ont l'habitude de fouiller la terre, prennent d'assaut, l'un après l'autre, gésier, foie, cœur, rate et pancréas, comme autant de places fortes. Il arrive que gicle intempestivement du sang ou de la lymphe, noyant quelques individus. Cela n'arrive toutefois qu'aux maladroites qui ignorent où et comment découpe proprement.

Les autres progressent méthodiquement au milieu des chairs rouges et noires. Elles savent se dégager avant d'être écrasées par un spasme. Elles évitent de toucher aux zones gorgées de bile ou d'acides digestifs. Les deux armées se rejoignent finalement au niveau des reins. Le volatile n'est toujours pas mort. Son cœur, zébré de coups de mandibules, continue à envoyer du sang dans sa tuyauterie crevée. Sans attendre le dernier souffle de leur victime des chaînes d'ouvrières se sont formées, qui se passent de pattes en pattes les morceaux de viande encore palpitants. Rien ne résiste aux petites chirurgiennes. Lorsqu'elles commencent à débiter les quartiers de cervelle, le pic vert a une convulsion, la dernière. Toute la ville accourt pour équarrir le monstre. Les couloirs grouillent de fourmis serrant, qui sa plume, qui son duvet souvenir.

Les équipes de maçonnes sont déjà entrées en action. Elles vont reconstruire le dôme et les tunnels endommagés.

De loin, on pourrait croire que la fourmilière est en train de manger un oiseau. Après l'avoir englouti., elle le digère, distribuant ses chairs et ses graisses, ses plumes et son cuir en tous points où ils seront le plus utiles à la Cité.

GENÈSE: Comment s'est construite lacivilisation fourmi? Pour le comprendre, il faut remonter plusieurs centaines demillions d'années en arrière, au moment oùla vie a commencé à se développer sur laTerre.

Parmi les premiers débarquants, il y eut lesinsectes.

Ils semblaient mal adaptés à leur monde.

Petits, fragiles, ils étaient les victimesidéales de tous les prédateurs. Pour arriverà se maintenir en vie, certains, tels lescriquets, choisirent la voie de lareproduction. Ils pondaient tellement de petits qu'il devait forcément rester dessurvivants.

D'autres, comme les guêpes ou les abeilles,choisirent le venin, se dotant au fil des générations de dards empoisonnés qui lesrendaient redoutables.

D'autres, comme les blattes, choisirent dedevenir incomestibles. Uneglande spéciale donnait un si mauvais goûtà leur chair que nul nevoulait la déguster.

D'autres, comme les mantes religieuses oules papillons de nuit, choisirent le camouflage. Semblables aux herbes ou auxécorces, ils passaient inaperçus dans la nature inhospitalière. Cependant, dans cette jungle des premiers jours, bien des insectesn'avaient pas trouvé de «truc» poursurvivre et paraissaient condamnés àdisparaître.

Parmi ces «défavorisés», il y eut tout d'abord les termites. Apparue il y après de cent cinquante millions d'années sur la croûte terrestre, cette espèce brouteuse de bois n'avait aucune chance de pérennité. Trop déprédateurs, pas assez d'atouts naturels pour leur résister… Qu'allai-t-il advenir des termites? Beaucoup périrent, et les survivants étaient à ce point acculés qu'ils surent dégager à temps une solution originale: «Ne plus combattre seul, créer des groupes de solidarité. Il sera plus difficile à nos prédateurs de s'attaquer à vingt termites faisant front commun qu'à un seul essayant de fuir.» Le termite ouvrait ainsi l'une des voies royales de la complexité: l'organisation sociale. Ces insectes se mirent à vivre en petites cellules, d'abord familiales: toutes groupées autour de la Mère pondeuse. Puis lesfamilles devinrent des villages, les villages prirent de l'ampleur et se transformèrent en villes. Leurs cités de sable et de ciment se dressèrent bientôt sur toute la surface du globe. Les termites furent les premiers maîtres intelligents de notre planète, et sa première société.