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MAIS QU'EST-CE QUI VOUS PROUVE, À LA FIN, QUE VOUS, LES DOIGTS, VOUS ÊTES INTELLIGENTS?!

Rumeur dans la salle. Quelques rires retenus. La fourmi semblait mitrailler maintenant les phéromones.

Pour vous, je l'ai bien compris, le critère qui vous fait décréter qu'un animal est intelligent, c'est qu'il… vous ressemble!

Plus personne ne regardait l'aquarium. Tous les yeux étaient braqués sur l'écran et le cameraman oubliait qu'elle était un animal pour la cadrer comme une personne, en plan italien, c'est-à-dire avec la poitrine, les épaules, la tête.

À la longue, au macro-objectif, on parvenait à discerner des expressions. Il n'y avait ni mouvement de visage ni mouvement du regard, bien sûr, mais tant de mouvements d'antennes, de menton et de mandibules que chacun parvenait peu à peu à les interpréter.

Des antennes dressées marquaient l'étonnement, des antennes semi-fléchies, la volonté de convaincre. Antenne droite rabattue en avant, antenne gauche en arrière: l'attention aux arguments de l'adversaire. Antennes rabattues sur les joues: la déception. Antennes mâchouillées entre les mandibules: la détente.

Pour l'instant, les antennes de 103e étaient semi-flé-chies.

Pour nous, c 'est vous qui êtes bêtes et nous qui sommes intelligentes. Il faudrait avoir recours à une troisième espèce, ni Doigt, ni fourmi, pour nous départager objectivement.

Tout le monde en était conscient, la cour comprise, la question était cruciale. Si les fourmis étaient intelligentes, elles étaient responsables de leurs actes. Sinon, elles étaient irresponsables comme un malade mental ou n'importe quel mineur.

– Comment prouver l'intelligence ou la non-intelligence des fourmis? s'interrogea tout haut le président en lissant sa barbe.

Et comment prouver l'intelligence ou la non-intelligence des Doigts? compléta la fourmi sans se départir de son assurance.

– En l'occurrence, ce qui nous importe, c'est de définir quelle espèce est la plus intelligente par rapport à l'autre, rétorqua un assesseur.

Une cour d'assises ressemble peu ou prou à un théâtre. Depuis la nuit des temps, la justice a été conçue comme un spectacle, mais jamais le juge n'avait éprouvé aussi fortement l'impression d'être un metteur en scène. À lui de veiller à bien rythmer les interventions avant que le public ne se lasse, à lui de bien distribuer les rôles des témoins, des accusés, des jurés. S'il parvenait à faire monter le suspense jusqu'au verdict final, à tenir en haleine tant le prétoire que les téléspectateurs qui suivaient chaque soir la suite des débats sur leur petit écran, il tiendrait là son plus grand succès.

Fait rare, un juré leva la main.

– Si je puis me permettre… Je suis grand amateur de jeux de réflexion, dit l'agent des postes à la retraite. Échecs, mots croisés, énigmes, jeux de mots, bridge, morpion. Il me semble que la meilleure manière de départager deux esprits pour déterminer quel est le plus subtil, c'est de les confronter dans un jeu, une sorte de «joute» d'intelligence.

Le mot «joute» sembla ravir le juge.

Il se souvenait avoir appris dans ses cours de droit qu'au Moyen Âge, c'était de la joute que dépendait la justice. Les plaideurs enfilaient leurs armures et se battaient jusqu'à la mort, laissant à Dieu le soin de décider du vainqueur. Tout était plus simple, le survivant avait toujours raison. Les juges n'avaient ni peur de se tromper, ni remords.

Si ce n'est que là, on ne pouvait évidemment pas organiser un duel à forces égales, «homme-fourmi». Il suffisait d'une pichenette pour qu'un homme tue un insecte.

Le juge signala ce détail. Le juré ne baissa pas les bras.

– Il n'y a qu'à inventer une épreuve objective où une fourmi a autant de chances de réussir qu'un humain, insista-t-il.

L'idée excita l'assistance. Le juge demanda:

– Et à quel genre de «joute» pensez-vous?

228. ENCYCLOPEDIE

STRATÉGIE DE CHEVAL: En 1904, la communauté scientifique internationale entra en ébullition. On croyait avoir enfin découvert «un animal aussi intelligent qu'un homme». L'animal en question était un cheval de huit ans, éduqué par un savant autrichien, le professeur von Osten. A la vive surprise de ceux qui lui rendaient visite, Hans, le cheval, paraissait avoir parfaitement compris les mathématiques modernes. Il donnait des réponses exactes aux équations qu'on lui proposait, mais il savait aussi indiquer précisément quelle heure il était, reconnaître sur des photographies des gens qu'on lui avait présentés quelques jours plus tôt, résoudre des problèmes de logique. Hans désignait les objets du bout du sabot et communiquait les chiffres en tapant sur le sol. Les lettres étaient frappées une à une pour former des mots. Un coup pour le «a», deux coups pour le «b», trois pour le «c», et ainsi de suite. On soumit Hans à toutes sortes d'expériences et le cheval prouva sans cesse ses dons. Des zoologistes, des biologistes, des physiciens et, pour finir, des psychologues et des psychiatres se déplacèrent du monde entier pour voir Hans. Ils arrivaient sceptiques et repartaient déconcertés. Ils ne comprenaient pas où était la manipulation et finissaient par admettre que cet animal était vraiment «intelligent». Le 12 septembre 1904, un groupe de treize experts publia un rapport rejetant toute possibilité de supercherie. L'affaire fit grand bruit à l'époque et le monde scientifique commença à s'habituer à l'idée que ce cheval était vraiment aussi intelligent qu'un homme. Oskar Pfungst, l'un des assistants de von Osten, perça enfin le mystère. Il remarqua que Hans se trompait dans ses réponses chaque fois que la solution du problème qu'on lui soumettait était inconnue des personnes présentes. De même, si on lui mettait des œillères qui l'empêchaient de voir l'assistance, il échouait à tous les coups. La seule explication était donc que Hans était un animal extrêmement attentif qui, tout en tapant du sabot, percevait les changements d'attitude des humains alentour. Il sentait l'excitation quand il approchait de la bonne solution.

Sa concentration était motivée par l'espoir d'une récompense alimentaire.

Quand le pot aux roses fut découvert, la communauté scientifique fut tellement vexée de s'être fait aussi facilement berner qu'elle bascula dans un scepticisme systématique face à toute expérience ayant trait à l'intelligence animale. On fait encore état dans beaucoup d'universités du cas du cheval Hans comme d'un exemple caricatural de tromperie scientifique. Cependant, le pauvre Hans ne méritait ni tant de gloire ni tant d'opprobre. Après tout, ce cheval savait décoder les attitudes humaines au point de se faire passer temporairement pour un égal de l'homme.

Mais peut-être que l'une des raisons d'en vouloir si fort à Hans est plus profonde encore. H est désagréable à l'espèce humaine de se savoir transparente pour un animal.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.