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J'observais leur vie à travers le brouillard des larmes. Je voyais mon père, par une chaude soirée de juin, rentrer, après la démobilisation, dans son village natal. Il reconnaissait tout: la forêt, la rivière, la courbe de la route. Et puis – cet endroit inconnu, cette rue noire, composée de deux rangées d'isbas calcinées. Et pas un être vivant. Seuls les bienheureux appels d'un coucou rythmés sur les battements brûlants du sang au-dessus de son oreille.

Je voyais ma mère, étudiante qui venait de réussir ses examens d'entrée à l'université, cette jeune fille pétrifiée dans un garde-à-vous de glace devant un mur de visages méprisants – une commission de Parti réunie pour juger son «crime». Elle savait que la nationalité de Charlotte, oui, sa «francité», était une terrible tare, à cette époque de la lutte contre le «cosmopolitisme». Dans le questionnaire rempli avant l'examen, elle avait marqué, d'une main tremblante: «Mère – de nationalité russe»…

Et ils s'étaient rencontrés, ces deux êtres, si différents et si proches dans leur jeunesse mutilée. Et nous étions nés, ma sœur et moi, et la vie avait continué malgré les guerres, les villages brûlés, les camps.

Oui, si je pleurais, c'était devant leur résignation silencieuse. Ils n'en voulaient à personne, ne demandaient pas de réparations. Ils vivaient et essayaient de nous rendre heureux. Mon père avait passé toute sa vie à sillonner les espaces infinis entre la Volga et l'Oural en montant avec sa brigade les lignes de haute tension. Ma mère, renvoyée de l'université après son crime, n'avait jamais eu le courage de renouveler la tentative. Elle était devenue traductrice dans l'une des grandes usines de notre ville. Comme si ce français technique et impersonnel la disculpait de sa francité criminelle.

J'observais ces deux vies à la fois banales et extraordinaires, et je sentais monter en moi une colère confuse. Je ne savais pas bien contre qui. Si, je le savais: contre Charlotte! Contre la sérénité de son univers français. Contre le raffinement inutile de ce passé imaginaire: quelle folie de penser à trois créatures apparues sur une coupure de presse du début du siècle ou d'essayer de recréer les états d'âme d'un président amoureux! Et oublier ce soldat sauvé par l'hiver qui avait serré son crâne fracassé dans une carapace de glace, en arrêtant le sang. Oublier que si je vivais, c'était grâce à ce train qui se faufilait à tâtons entre les convois remplis de chair humaine broyée, un train qui emportait Charlotte et ses enfants pour les cacher dans les profondeurs protectrices de la Russie… Cette phrase de propagande qui me laissait autrefois indifférent: «Vingt millions de personnes sont mortes pour que vous puissiez vivre!», oui, ce refrain patriotique acquit soudain pour moi un sens neuf et douloureux. Et très personnel.

La Russie, tel un ours après un long hiver, se réveillait en moi. Une Russie impitoyable, belle, absurde, unique. Une Russie opposée au reste du monde par son destin ténébreux.

Oui, si, à la mort de mes parents, il m'arriva de pleurer c'est parce que je me sentis Russe. Et que la greffe française dans mon cœur se mit à me faire, par moments, très mal.

La sœur de mon père, ma tante, avait inconsciemment contribué à ce retournement…

Elle s'installa dans notre appartement avec ses deux fils, mes cousins cadets, heureuse de quitter l'appartement communautaire bondé dans sa bourgade ouvrière. Non qu'elle eût voulu imposer quelque autre mode de vie en effaçant les traces de notre existence d'autrefois. Non, tout simplement, elle vivait comme elle pouvait. Et l'originalité de notre famille – sa francité très discrète et aussi éloignée de la France que le français des traductions techniques de ma mère – s'estompa d'elle-même.

Ma tante était un personnage issu de l'époque stalinienne. Staline était mort depuis vingt ans, mais elle n'avait pas changé. Il ne s'agissait pas d'un grand amour envers le généralissime. Son premier mari avait été tué dans la pagaille meurtrière des premiers jours de la guerre. La tante savait qui était coupable de ce début catastrophique et elle le racontait à qui voulait l'entendre. Le père de ses deux enfants, avec lequel elle ne s'était jamais mariée, avait passé huit ans dans un camp. «À cause de sa langue trop longue», disait-elle.

Non, son «stalinisme», c'était surtout sa manière de parler, de s'habiller, de regarder dans les yeux des autres comme si l'on avait été toujours en pleine guerre, comme si la radio pouvait encore entonner d'une voix funèbre et pathétique: «Après des combats héroïques et acharnés, nos armées ont rendu la ville de Kiev… ont rendu la ville de Smolensk… ont rendu la ville de…» et tous les visages se figeaient en suivant cette progression inexorable vers Moscou… Elle vivait comme dans les années où les voisins échangeaient un coup d'œil silencieux en indiquant d'un mouvement des sourcils une maison – la nuit, toute une famille avait été embarquée dans une voiture noire…

Elle portait un grand châle brun, un vieux manteau de gros drap, en hiver – des bottes de feutre, en été – des chaussures fermées, sur une épaisse semelle. Je n'aurais pas du tout été étonné si je l'avais vue endosser une tunique militaire et mettre des bottes de soldat. Et quand elle posait les tasses sur la table, ses grosses mains avaient l'air de manier les douilles d'obus sur la chaîne d'une usine d'armement, comme pendant la guerre…

Le père de ses enfants, que j'appelais par son patronyme, Dmitritch, venait parfois chez nous et notre cuisine résonnait alors de sa voix rauque qui semblait se réchauffer peu à peu après un hiver long de plusieurs années. Ni ma tante ni lui n'avaient plus rien à perdre et ne craignaient rien. Ils parlaient de tout avec une verdeur agressive et désespérée. L'homme buvait beaucoup, mais ses yeux restaient limpides, et seules ses mâchoires se serraient de plus en plus fortement comme pour mieux proférer, de temps en temps, quelque dur juron des camps. C'est lui qui me fit boire mon premier verre de vodka. Et c'est grâce à lui que je pus imaginer cette Russie invisible – ce continent encerclé de barbelés et de miradors. Dans ce pays interdit, les mots les plus simples prenaient une signification redoutable, brûlaient la gorge comme cette «amère» que je buvais dans un épais verre à facettes.

Un jour, il parla d'un petit lac, en pleine taïga, gelé onze mois sur douze. Par la volonté de leur chef de camp, son fond s'était transformé en cimetière: c'était plus simple que de creuser le permafrost. Les prisonniers mouraient par dizaines…

– En automne, on y est allé, un jour, on en avait dix ou quinze à foutre dans la flotte. Il y avait là, une percée. Et alors je les ai vus, tous les autres, ceux d'avant. Nus, on récupérait bien sûr leurs fripes. Ouais, à poil, sous la glace, pas pourris du tout. Tiens, c'était comme un morceau de kholodets !

Le kholodets, cette viande en gelée dont il y avait justement une assiette sur notre table, devint alors un mot terrible – glace, chair et mort figées dans une sonorité tranchante.

Ce qui me fit le plus souffrir au cours de leurs aveux nocturnes, c'était l'indestructible amour envers la Russie que ces confidences engendraient en moi. Ma raison luttant contre la morsure de la vodka se révoltait: «Ce pays est monstrueux! Le mal, la torture, la souffrance, F automutilation sont les passe-temps favoris de ses habitants. Et pourtant je l'aime? Je l'aime pour son absurde. Pour ses monstruosités. J'y vois un sens supérieur qu'aucun raisonnement logique ne peut percer…»

Cet amour était un déchirement permanent. Plus la Russie que je découvrais se révélait noire, plus cet attachement devenait violent. Comme si pour l'aimer, il fallait s'arracher les yeux, se boucher les oreilles, s'interdire de penser.