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Charlotte sortit du sommeil en gardant dans le mouvement des lèvres les dernières paroles prononcées là-bas. Et quand elle comprit toute l'invraisemblance de son rêve – elle et Fiodor dans cette ville française par une matinée claire d'automne -, quand elle pénétra l'irréalité absolue de cette promenade pourtant si simple, elle tira de sa poche un petit rectangle de papier et relut pour la centième fois la mort imprimée en lettres floues et le nom de son mari écrit à la main, à l'encre violette. Quelqu'un l'appelait déjà de l'autre bout du couloir. Le nouveau convoi des blessés allait arriver.

Des «samovars»! C'est ainsi que dans leurs conversations nocturnes, mon père et ses amis appelaient parfois ces soldats sans bras ni jambes, ces troncs vivants dont les yeux concentraient tout le désespoir du monde. Oui, c'étaient des samovars: avec des bouts de cuisses semblables aux pieds de ce récipient en cuivre et des moignons d'épaules, pareils à ses anses.

Nos invités en parlaient avec une drôle de crâ-nerie, moquerie et amertume mélangées. Ce «samovar» ironique et cruel signifiait que la guerre était loin, oubliée par les uns, sans intérêt pour les autres, pour nous, les jeunes nés une dizaine d'années après leur Victoire. Et pour ne pas paraître pathétiques, pensais-je, ils évoquaient le passé avec cette désinvolture un peu canaille, sans croire ni au bon Dieu ni au diable, selon un dicton russe. C'est bien plus tard que ce ton désabusé me révélerait son vrai secret: un «samovar» était une âme happée par un morceau de chair désarticulé, un cerveau détaché du corps, un regard sans force englué dans la pâte spongieuse de la vie. Cette âme meurtrie, les hommes l'appelaient «samovar».

Raconter la vie de Charlotte était pour eux aussi une façon de ne pas étaler leurs propres plaies et leurs souffrances. D'autant plus que son hôpital, en brassant des centaines de soldats venus de tous les fronts, condensait des destins innombrables, accumulait tant d'histoires personnelles.

Ce soldat, par exemple, qui m'impressionnait toujours avec sa jambe farcie de… bois. Un éclat s'incrustant sous son genou avait concassé une cuillère en bois qu'il portait plantée dans la longue tige de sa botte. La blessure était sans gravité, mais il fallait retirer tous les débris. «Toutes ces échardes», selon Charlotte.

Un autre blessé se plaignait, à longueur de journées, en affirmant que sous le plâtre, sa jambe le démangeait «à vous arracher les tripes». Il se tortillait, grattait la carapace blanche comme si ses ongles pouvaient pénétrer jusqu'à la plaie. «Enlevez-le, implorait-il. Ça me ronge. Enlevez-le, ou je vais le casser moi-même avec un couteau!» Le médecin-chef qui ne lâchait pas le scalpel douze heures par jour ne voulait rien entendre, croyant avoir affaire à un geignard. «Les samovars, eux, ne se plaignent jamais», se disait-il. C'est Charlotte qui l'avait enfin persuadé d'opérer une petite ouverture dans le plâtre. C'est elle aussi qui, avec une pincette, tira de la chair sanguinolente des vers blancs, et lava la plaie.

À ce récit, tout se révoltait en moi. Mon corps tressaillait devant cette image de désagrégation. Je sentais sur ma peau l'attouchement physique de la mort. Et, les yeux écarquillés, j'observais les adultes que ces épisodes, tous semblables à leur sens, amusaient: des morceaux de bois dans la plaie, des vers…

Et puis, il y avait cette blessure qui ne voulait pas se refermer. Pourtant elle se cicatrisait bien; le soldat, calme et sérieux, restait couché à la différence des autres qui, à peine opérés, se mettaient à traîner dans les couloirs. Le médecin se penchait sur cette jambe et hochait la tête. Sous les pansements, la plaie, tendue la veille d'un fin vernis de peau, saignait de nouveau, ses bords sombres ressemblaient à une dentelle déchirée. «Bizarre!» s'étonnait le médecin, mais il ne pouvait pas s'y attarder plus longtemps. «Refaites un pansement!» disait-il à l'infirmière de service en se faufilant entre les lits serrés les uns contre les autres… C'est la nuit suivante que Charlotte, involontairement, surprit le blessé. Toutes les infirmières portaient des chaussures dont les talons remplissaient les couloirs d'un tambourinement pressé. Seule Charlotte, dans ses bottillons de feutre, se déplaçait sans bruit. Il ne l'avait pas entendue entrer. Elle pénétra dans cette salle noire, s'arrêta près de la porte. La silhouette du soldat assis sur son lit se découpait distinctement sur les vitres éclairées par la neige. Charlotte eut besoin de quelques secondes pour deviner: le soldat frottait sa plaie avec une éponge. Sur son oreiller s'enroulaient les pansements qu'il venait d'enlever… Le matin, elle parla au médecin-chef. Celui-ci, après une nuit sans sommeil, la regardait comme à travers un brouillard, ne comprenant pas. Puis, en secouant sa torpeur, jeta d'une voix rauque:

– Qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse? Je leur téléphone tout de suite et qu'on l'embarque. C'est de l'automutilation…

– Il passera en conseil de guerre…

– Et alors? Il l'a mérité, non? Tandis que les autres crèvent dans les tranchées… Lui… Déserteur!

Il y eut un moment de silence. Le médecin s'assit et se mit à se masser le visage avec ses paumes maculées de teinture d'iode.

– Et si on lui mettait un plâtre? dit Charlotte.

Le visage du médecin apparut derrière ses paumes dans une grimace de colère. Il entrouvrit déjà la bouche, puis se ravisa. Ses yeux rougis s'animèrent, il sourit.

– Toujours tes histoires de plâtre. On le casse chez l'un, parce que ça lui gratte, on en met à l'autre parce qu'il se gratte. Tu n'as pas fini de m'étonner, Charlota Norbertovna!

À l'heure de la visite, il examina la plaie et d'un ton très naturel dit à l'infirmière:

– Il faudra lui mettre un plâtre. Juste une couche. Charlota le fera avant de partir.

L'espoir revint quand, un an et demi après le premier avis de décès, elle en reçut un autre. Fiodor ne pouvait pas avoir été tué deux fois, pensait-elle, donc il était peut-être vivant. Cette double mort devenait une promesse de vie. Charlotte, sans rien dire à personne, se remettait à attendre.

Il revint, arrivant non pas de l'Ouest, au début de l'été comme la plupart des soldats, mais de l'Extrême-Orient, en septembre, après la défaite du Japon…

Saranza, d'une ville qui avait côtoyé le front, s'était transformée en un endroit paisible, revenant à son sommeil des steppes, derrière la Volga. Charlotte y vivait seule: son fils (mon oncle Sergueï) était entré dans une école militaire, sa fille (ma mère) – partie pour la ville voisine, de même que tous les élèves qui voulaient continuer leurs études.

Par un soir tiède de septembre, elle sortit de la maison et marcha dans la rue déserte. Avant la nuit, elle voulait cueillir, aux abords de la steppe, quelques tiges d'aneth sauvage pour ses salaisons. C'est sur le chemin du retour qu'elle le vit… Elle portait un bouquet de longues plantes surmontées d'ombelles jaunes. Sa robe, son corps étaient emplis de la limpidité des champs silencieux, de la lumière fluide du couchant. Ses doigts gardaient la senteur forte de l'aneth et des herbes sèches. Elle savait déjà que cette vie, malgré toute sa douleur, pouvait être vécue, qu'il fallait la traverser lentement en passant de ce coucher du soleil à l'odeur pénétrante de ces tiges, du calme infini de la plaine au gazouillement d'un oiseau perdu dans le ciel, oui, en allant de ce ciel à son reflet profond qu'elle ressentait dans sa poitrine comme une présence attentive et vivante. Oui, remarquer même la tiédeur de la poussière sur ce petit chemin qui menait vers Saranza…

Elle leva les yeux et le vit. Il marchait à sa rencontre, il était encore loin, au fond de la rue. Si Charlotte l'avait accueilli au seuil de la pièce, s'il avait ouvert la porte et était entré, comme elle imaginait cela depuis si longtemps, comme faisaient tous les soldats en revenant de la guerre, dans la vie ou dans les films, alors elle aurait sans doute poussé un cri, se serait jetée vers lui en s'agrippant à son baudrier, aurait pleuré…