L'Histoire s'amusait à se moquer de ceux qui prétendaient la gouverner impunément. Andropov mourut. Tchernienko le suivit. Avec la rapidité inconvenante d'une bande dessinée mourait l'entourage de Brejnev. Et l'on célébrait si souvent des funérailles sur la place Rouge, au son de la Marche funèbre de Chopin, que les Moscovites se surprenaient à en siffler l'air comme celui d'une mélodie à la mode.

Mais, au printemps 1982, personne ne pouvait même imaginer que l'Histoire prendrait plaisir à s'amuser ainsi.

Au mois de mars, le chef de l'organisation des Transports appela Demidov dans son bureau: «Tu as de la visite, Ivan Dmitrievitch. Ces camarades vont faire un film sur toi.» Il y avait là deux journalistes de Moscou, le scénariste et le responsable du tournage.

Le film en question devait être consacré au quarantième anniversaire de la bataille de Stalingrad. On avait déjà tourné les épisodes du Mémorial où, sous les énormes monuments de béton, erraient comme les ombres du passé les vétérans venus des quatre coins du pays.

On avait retrouvé les documents d'époque dont on avait l'intention d'utiliser des fragments au cours du film. Déjà on avait interviewé les généraux et les maréchaux encore vivants. Il restait à filmer un épisode très important aux yeux du réalisateur. Dans cet épisode le premier rôle revenait à Demidov. Le réalisateur le voyait ainsi: après les datchas des environs de Moscou et les spacieux appartements moscovites où les maréchaux retraités sanglés dans leur uniforme se souviennent des mouvements du front, dirigent de mémoire les armées et jonglent avec les divisions, apparaissent les rues tortueuses de Borissov et un camion maculé de boue qui franchit la porte du garage. Du camion descend sans se retourner vers la caméra un homme à casquette fripée portant une vieille veste de cuir. Il traverse la cour encombrée de ferraille, se dirige vers le petit bâtiment du bureau. Une voix off un peu métallique martèle la citation du Héros de l'Union soviétique: «Par décret du Soviet suprême de l'Union des républiques socialistes soviétiques, pour l'héroïsme et la bravoure manifestés dans la bataille…»

Le chauffeur du camion dépose des papiers au bureau, fait un signe de tête à un collègue, serre la main d'un autre et rentre chez lui.

Au cours de cette scène, la voix de Demidov, une voix simple et familière, parle de la bataille de Stalingrad. Les plans suivants se déroulent dans le cadre familial: le repas de fête, un numéro déplié de la Pravda sur une étagère, au mur des photos jaunies de l'après-guerre.

Mais le sommet du film était ailleurs. L'histoire de ce modeste héros «qui sauva le monde de la peste brune», comme disait le scénario, s'interrompt de temps en temps. Sur l'écran apparaît le correspondant soviétique dans l'une ou l'autre capitale européenne qui arrête les passants pour leur demander: «Dites-moi, qu'évoque pour vous le nom de Stalingrad?» Les passants hésitent, répondent des inepties et en riant rappellent Staline.

Quant au correspondant de Paris, on l'avait filmé dans la neige fondue, complètement transi, essayant de se faire entendre dans le tumulte de la rue: «Je me trouve à dix minutes de la place parisienne qui porte le nom de Stalingrad. Mais les Parisiens savent-ils ce que signifie ce mot si étrange pour une oreille française?» Et il commence à interroger les passants incapables de répondre.

Lorsque pour la première fois on projeta cet épisode au studio, l'un des responsables demanda au réalisateur: «Et il ne pouvait pas aller sur la place elle-même? Qu'est-ce que ça veut dire "à dix minutes"? C'est comme s'il faisait un reportage sur la place Rouge depuis le parc Gorki!»

– Je lui ai déjà posé la question…, tenta de se justifier le réalisateur. Il prétend que sur cette place on ne trouve pas un Français. Rien que des Noirs et des Arabes. Oui, c'est ce qu'il dit. Parole d'honneur! Il disait: «Tout le monde va croire que ça a été tourné en Afrique, et pas à Paris.» C'est pour ça qu'il s'est déplacé vers le centre pour trouver des Blancs.

«Incroyable!» beugla un fonctionnaire dans la salle obscure. Et la projection continua. La caméra happa un clochard courbé, une enfilade de vitrines brillantes. Et de nouveau surgirent les plans jaunis des documents d'époque: la steppe grise, les chars ondulant comme sur des vagues, les soldats saisis, encore vivants, par l'objectif.

Et de nouveau apparaissait Demidov, non plus avec sa veste graisseuse, mais en costume, avec toutes ses décorations. Il était dans une classe, assis derrière une table agrémentée d'un petit vase avec trois œillets rouges. Devant lui des élèves figés buvaient religieusement ses paroles.

Le film s'achevait en apothéose. Le monument gigantesque de la mère patrie brandissant un glaive jaillissait vers le ciel bleu. Le défilé de la Victoire se déployait sur la place Rouge, en 1945. Les soldats jetaient les drapeaux allemands au pied du mausolée de Lénine. Au premier plan on voyait tomber l'étendard personnel de Hitler. Au son exaltant de la musique resplendissait, filmé d'hélicoptère, Stalingrad-Volgograd, relevé de ses ruines.

Et tout se résolvait en un accord final: sur la tribune du XXVIe Congrès apparaissait Brejnev qui parlait de la politique de paix menée par l'Union soviétique.

Vers la mi-avril le film était prêt. Demidov avait patiemment supporté l'agitation du tournage et même réussi, en répondant aux questions, à placer l'histoire de la petite source dans la forêt.

– Eh bien, Ivan Dmitrievitch, lui dit le réalisateur au moment des adieux, pour la fête de la Victoire, le 9 mai, ou peut-être même la veille, mettez-vous en famille devant la télévision.

Le film s'intitulait La Ville-Héros sur la Volga.

Le 8 mai, dans l'après-midi, Ivan Dmitrievitch ne travaillait pas. On l'avait invité à l'école pour la causerie traditionnelle. Il fit son discours habituel et, les trois œillets à la main, rentra à la maison.

Tatiana était encore au travail. Il traîna dans l'appartement. Puis il mit sur le dossier d'une chaise sa veste blindée de médailles, brancha le poste et se cala sur le divan. Le film sur Stalingrad commençait à six heures.

Le chef d'atelier agita la bouteille et commença à verser l'alcool dans les verres: «Eh bien, mes amis, la dernière lampée et on file à la maison…» Tout le monde but, glissa dans les sacs les restes de nourriture et sortit. Dans la rue, les ouvrières se souhaitèrent une bonne fête et rentrèrent chez elles.

Tania – elle était devenue depuis longtemps Tatiana Kouzminitchna [16] – consulta sa montre. «J'ai encore le temps, avant le film, de passer au magasin prendre le colis des Vétérans.» Ce paquet, elle le recevait, comme tous les anciens combattants, dans la section du magasin interdite au commun des mortels. Les gens regardaient cette queue des Vétérans et grognaient sourdement.

Cette fois, c'était vraiment un colis de fête: quatre cents grammes de jambon, deux poulets, une boîte de sprats et un kilo de gruau de sarrasin. Tatiana Kouzminitchna paya, chargea le tout dans son sac et se dirigea vers la sortie. L'un des Vétérans l'interpella.

– Eh bien, Kouzminitchna, il est bien, le colis, aujourd'hui?

– Oui, pas mal; mais il n'y a pas de beurre.

– Le beurre, on en trouve aujourd'hui en face, au Gastronom. Mais il y a un kilomètre de queue!

Tatiana s'approcha du Gastronom, vit une queue bariolée et sinueuse, regarda l'heure. Le film commençait dans quinze minutes. «Et si j'essayais de ne pas faire la queue? Après tout, j'y ai droit», pensa-t-elle. Et retirant de son sac le livret de Vétéran, elle commença à se frayer un passage vers la caisse.

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[16] Le nom patronymique s'emploie lorsqu'on s'adresse