Olia sortit en chancelant, monta au troisième et, aveuglée par les larmes, trouva avec peine la porte indiquée. Avant d'entrer, elle jeta un coup d'œil sur son petit miroir de poche, éventa de la main ses yeux gonflés et frappa.

Derrière la table, un bel homme d'une quarantaine d'années parlait au téléphone. Il leva les yeux vers elle, la salua de la tête et, avec un sourire, lui montra le fauteuil. Olia s'assit timidement sur le bord du siège. L'homme, en continuant à donner des réponses laconiques, retira de dessous la table une bouteille d'eau minérale et habilement l'ouvrit d'une seule main. Il remplit un verre et le poussa doucement vers Olia, cligna des yeux en lui souriant de nouveau. «Il ne sait pas encore pourquoi je suis ici, pensa-t-elle en avalant une petite gorgée piquante. Quand il va l'apprendre, il va aboyer et me mettre dehors.»

L'homme reposa l'écouteur, sortit d'un tiroir une feuille qu'il parcourut rapidement. Il regarda sa visiteuse et dit:

«Bon! Olga Ivanovna Demidova, si je ne m'abuse? Eh bien, Olia, faisons connaissance.» Et il se présenta: «Serguei Nikolaïevitch.» Il marqua ensuite une pause, soupira, se frotta les tempes et poursuivit comme à regret:

– Voyez-vous, Olia, ce qui s'est passé est sans aucun doute regrettable et hélas lourd de conséquences pour vous. En tant qu'homme, je peux vous comprendre; la jeunesse, c'est le bel âge, évidemment. On a envie de nouvelles sensations… comme chez Essenine, vous vous souvenez, «la crue des sentiments» – c'est sa formule, non? Mais tout cela, c'est de la poésie. Et nous, on vit avec vous dans le monde des réalités politiques et idéologiques. Aujourd'hui votre Français lance le javelot ou saute en hauteur. Et demain il reçoit une formation dans quelque service de renseignements et revient ici comme espion. Bref, je ne vais pas faire de discours. On vous a déjà assez rebattu les oreilles avec tout ça. Je vais simplement vous dire une chose. Nous, on fera tout pour vous tirer d'affaire. Vous comprenez, on ne veut pas jeter une ombre sur votre père; et vous-même, on ne veut pas briser votre avenir. Mais de votre côté, vous devez nous aider. Moi, j'aurai à parler de toute cette histoire à mes supérieurs. Et alors, pour que je ne raconte pas n'importe quoi, on va mettre tout ça noir sur blanc. Tenez, voilà du papier. Pour les formules, je vais vous aider.

Quand, une heure plus tard, Olia sortit du Bureau 27, il lui sembla que d'un coup de talon elle pourrait s'envoler. Qu'il lui paraissait maintenant ridicule, ce fonctionnaire du Komsomol à la calvitie moite!

Elle venait de frôler le mécanisme du pouvoir réel dans le pays. Émerveillée, elle sut définir pour elle-même, de façon naïve mais assez exacte, tout ce qui s'était passé: «Le K.G.B. peut tout.»

Pourtant le soir une impression tout à fait différente de celle du matin la saisit. Elle se souvint d'une phrase qu'elle avait écrite au Bureau 27. En racontant le premier soir avec Jean-Claude, elle avait écrit: «Me retrouvant dans la chambre du sportif français Berthet Jean-Claude… j'ai entretenu avec lui des relations intimes.» C'était bien cette phrase-là qui la heurtait. «Relations intimes, pensa-t-elle. Quelle drôle de façon de dire! Mais au fond, pourquoi drôle? Ce n'était pas autre chose. Pas de l'amour en tout cas…»

Elle ne revit Jean-Claude qu'une seule fois et, comme le lui avait conseillé l'homme poli du Bureau 27, elle lui avait dit quelques mots gentils et s'était éclipsée.

La veille du départ des sportifs, elle le rencontra accompagné d'un ami. Ils passèrent tout près d'elle sans l'apercevoir. L'ami tapotait l'épaule de Jean-Claude qui souriait d'un air satisfait. Olia entendit Jean-Claude qui, d'une voix un peu paresseuse, disait en étirant les syllabes:

– Tu sais, je crois que je vais me décider pour ce terrain en Vendée. Ils vous livrent la maison clefs en main.

– Fabienne est d'accord? demanda l'autre.

– Tu parles! Elle adore la voile!

Au printemps 1982, personne dans le pays ne savait encore que cette année serait tout à fait extraordinaire. En novembre Brejnev mourra et Andropov accédera au trône. Dans les cuisines, les pires pressentiments commenceront à tourmenter l'intelligentsia libérale. Lui, on le sait, c'était un chef du K.G.B. Oui, il va serrer la vis. Sous Brejnev, on pouvait encore se permettre d'ouvrir la bouche de temps en temps. Maintenant il faut s'attendre à une réaction, c'est sûr. On dit qu'il fait déjà des rafles dans les rues. On quitte le bureau cinq minutes, et les miliciens vous tombent dessus. Pourvu qu'on n'ait pas une autre année 1937…

Mais l'Histoire, probablement, en avait assez du triste sérieux monolithique de ces longues décennies socialistes et décida de s'amuser un peu. L'homme dans lequel le regard apeuré des intellectuels discernait les traits d'un nouveau Père des peuples ou d'un nouveau Félix de fer [15] sera un monarque mortellement fatigué et malade. Il savait que la majorité des membres du Politburo était à mettre contre un mur et à fusiller. Il savait que le ministre de l'Intérieur avec lequel il causait aimablement au téléphone était un criminel d'État. Il connaissait le montant du compte de chacun de ses collègues du Politburo dans les banques occidentales et même le nom de ces banques. Il savait qu'en Asie centrale s'était réinstallée depuis longtemps la féodalité et que la vraie place de tous les responsables, c'était la prison. Il savait qu'en Afghanistan se reproduisait le scénario américain du Viêt-nam. Il savait que dans tout le Nord-Ouest du pays, dans les villages, le pain manquait. Il savait que le pays était gouverné depuis longtemps par une petite maffia familiale qui le détestait, lui, et qui méprisait le peuple. Il savait que, si le rouble avait été convertible, la moitié des dirigeants serait depuis longtemps à Miami ou ailleurs. Il savait que les dissidents en prison ou en exil ne connaissaient pas le centième de ce que lui-même savait et qu'ils n'exprimaient que des choses très anodines. Il savait tant de choses sur cette société mystérieuse qu'un jour au Plénum il laissa échapper: «Nous ne connaissons pas la société dans laquelle nous vivons.»

L'Histoire s'amusait. Et cet homme inspirant à certains de la terreur et aux autres de l'espoir faisait naître ces sentiments comme d'au-delà du tombeau. Il mourait d'une néphrite et, dans ses moments de lucidité, se divertissait d'une anecdote que lui avait racontée le médecin du Kremlin. Celle-ci lui avait beaucoup plu. C'est pendant la réunion du Politburo. On discute de la succession de Brejnev. Tout à coup la porte s'ouvre violemment et fait irruption Andropov accompagné d'Aliev. Andropov brandissant un revolver s'écrie: «Haut les mains!» Tous les vieillards lèvent leurs mains tremblotantes. «Baissez la main gauche!», commande Andropov. Et s'adressant à Aliev: «Enregistre! Pour Andropov, vote à l'unanimité!»

L'Histoire s'amusait à se moquer de ceux qui prétendaient la gouverner impunément. Andropov mourut. Tchernienko le suivit. Avec la rapidité inconvenante d'une bande dessinée mourait l'entourage de Brejnev. Et l'on célébrait si souvent des funérailles sur la place Rouge, au son de familiale qui le détestait, lui, et qui méprisait le peuple. Il savait que, si le rouble avait été convertible, la moitié des dirigeants serait depuis longtemps à Miami ou ailleurs. Il savait que les dissidents en prison ou en exil ne connaissaient pas le centième de ce que lui-même savait et qu'ils n'exprimaient que des choses très anodines. Il savait tant de choses sur cette société mystérieuse qu'un jour au Plénum il laissa échapper: «Nous ne connaissons pas la société dans laquelle nous vivons.»

L'Histoire s'amusait. Et cet homme inspirant à certains de la terreur et aux autres de l'espoir faisait naître ces sentiments comme d'au-delà du tombeau. Il mourait d'une néphrite et, dans ses moments de lucidité, se divertissait d'une anecdote que lui avait racontée le médecin du Kremlin. Celle-ci lui avait beaucoup plu. C'est pendant la réunion du Politburo. On discute de la succession de Brejnev. Tout à coup la porte s'ouvre violemment et fait irruption Andropov accompagné d'Aliev. Andropov brandissant un revolver s'écrie: «Haut les mains!» Tous les vieillards lèvent leurs mains tremblotantes. «Baissez la main gauche!», commande Andropov. Et s'adressant à Aliev: «Enregistre! Pour Andropov, vote à l'unanimité!»

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[15] Félix Dzerjinski, fondateur de la Tcheka, devenue sous Staline le N.K.V.D.