La maison du Blocus
(une vieille histoire)

Elle n'aurait sans doute jamais survécu, s'il n'y avait eu cette rencontre en plein hiver dans un immeuble noir et glacé. Oui, cette jeune femme, Svetlana, dont les gens de l'immeuble parlaient toujours par sous-entendus en se lançant des clins d'œil. La grand-mère de Faïa avait pour Svetlana un nom plutôt gentil, «la joyeuse demoiselle»…

Les parents étaient partis à Kiev pour assister au mariage d'un cousin. Faïa et la grand-mère les avaient accompagnés à la gare. Le train avait démarré, les visages du père et de la mère s'étaient collés à la vitre. Faïa avait agité le bras avec une poupée à la jambe rapiécée… C'était le 21 juin 1941. Dix heures avant le début de la guerre… De ses parents, c'était le seul souvenir qui lui restait – deux visages tendres et un peu inquiets aplatis contre la vitre. L'éditorial de la Pravda que la grand-mère avait déployée ce soir-là, assise dans son fauteuil, s'intitulait «Les vacances d'été des travailleurs»…

Faïa savait déjà que dans la ville encerclée on mourait pour deux raisons: la faim et le froid. Sa grand-mère passait la nuit dans son fauteuil. Il lui était plus facile ainsi de se lever pour alimenter le petit poêle au coin de la pièce.

Un jour elle ne se leva plus. Ni durant la nuit – Faïa n'entendit pas le grincement de la petite porte du poêle -, ni le matin. La grand-mère ne répondait pas, ne bougeait pas, restait dans son fauteuil, les paupières mi-closes. Faïa, les doigts tremblants, toucha le visage de la vieille femme. Il était froid, figé…

Alors, elle se mit à couvrir le corps avec tout ce qu'il y avait de chaud dans cet appartement glacé. Elle entoura le fauteuil de deux couvertures molletonnées, étala par-dessus le lourd manteau en fourrure que la grand-mère enfilait en sortant chercher leur ration de pain. Elle enleva même ses grosses moufles qu'elle ne quittait pas de l'hiver et elle les mit sur les mains pesantes et gourdes de la grand-mère. Faïa était sûre que toute cette chaleur allait pénétrer le corps glacé, le remplir de vie. Elle savait qu'il fallait combattre aussi la deuxième cause de mort – la faim. Mais sur le rayonnage d'une petite armoire où la grand-mère rangeait leur pain, il ne restait plus que quelques miettes. Faïa les ramassa une à une, précautionneusement.

Le matin suivant, la grand-mère ne se réveilla toujours pas. Et pourtant Faïa l'espérait tellement, surtout le matin… Avec le même espoir fou elle rouvrit la porte de la petite armoire, mais il n'y avait même plus de miettes. Elle essaya d'allumer le poêle, n'y parvint pas, alla se recoucher. Elle sentit une étrange brume l'envelopper. Il lui sembla qu'elle n'avait plus froid…

Svetlana la trouva recroquevillée sur le plancher près de la porte d'entrée. Elle vivait elle aussi au cinquième étage de cet immeuble. Il n'y restait plus personne d'autre: tous les habitants étaient morts, disparus, partis. La plupart des portes demeuraient ouvertes, les fenêtres camouflées transformaient en crépuscule même les rares journées ensoleillées.

Avant la guerre, Svetlana n'était pas ce que prétendaient les mauvaises langues. Tout simplement une «joyeuse demoiselle» aimant les hommes qui ne comptaient pas chaque rouble, se plaisant dans l'atmosphère des restaurants alourdie par l'odeur du tabac et des plats épicés.

En plein Blocus, les militaires de passage à Leningrad qu'elle rencontrait à l'angle d'une rue et qu'elle amenait dans sa chambre étaient un moyen pour survivre. Devait-elle, comme les autres, s'échiner à l'usine quatorze heures par jour pour une livre de pain? Ou creuser des tranchées antichars? Ou, pis encore, escalader les toits couverts de glace pour éteindre les bombes incendiaires?

Les officiers, en partant, laissaient sur la table des boîtes de conserve, du pain, des biscuits secs. On pouvait vivre…

Dans la chambre de Svetlana, Faïa chauffait le poêle au rouge en y jetant des morceaux de bois. Ils provenaient des objets les plus divers: on y reconnaissait des pieds de chaises, des plinthes arrachées et coupées à la hache et même les planches d'une luge. C'est justement en cherchant du bois que Svetlana était entrée dans leur appartement qu'elle croyait vide depuis longtemps.

Les morceaux de bois craquaient, émettaient de fins grésillements, soufflaient dans le visage maigre une chaleur agréable. Bientôt toute la chambre respirait ce confort chaleureux qui faisait oublier la ville noire derrière les fenêtres camouflées. Les yeux de Faïa, attirés par la danse rougeoyante des flammes, se dilataient, s'abandonnaient à cette somnolence bienheureuse.

C'étaient les pas dans l'escalier qui l'éveillaient. Elle sautait sur ses jambes, empoignait l'anse de la grande bouilloire, la mettait sur le poêle. Pour «l'invité», comme disait Svetlana. La clé tintait dans la serrure avec un bruit exagéré – le signal convenu. Faïa était déjà tapie sur un divan dans une pièce perdue au fond du corridor.

– Ah, tu vois, comme il fait chaud ici. La voix enjouée de Svetlana parvenait jusqu'au divan, assourdie par l'air glacé des pièces. J'ai chauffé au rouge avant de sortir. Attends, donne-moi ta capote, je vais la mettre près du feu, comme ça tu auras chaud en partant…

Faïa connaissait bien la suite de mots et de sons qu'elle allait entendre. Elle guettait le tout dernier de la série – le martèlement des bottes dans le couloir, le claquement final de la serrure. C'est alors qu'elle pouvait apparaître sur le seuil de la pièce. Svetlana ouvrait une boîte de conserve, laissait mijoter le contenu dans une petite casserole. Elles se mettaient à manger. Dans la chambre planait une odeur de tabac et celle, un peu douceâtre, de parfum bon marché. Svetlana mangeait en silence, en regardant les flammes par la porte entrouverte du poêle.

Parfois Faïa lui demandait si elle pouvait aller voir la grand-mère. «Non, non! répondait Svetlana d'un ton catégorique, l'air fâché. Elle doit rester seule. J'ai fermé la porte à clé.» Svetlana avait dans ces moments-là une voix très méchante. Faïa se taisait. Elle avait peur que «la joyeuse demoiselle» ne se mette en colère et ne la chasse sur le palier froid. Avant la guerre on racontait sur elle bien des choses…

Un soir, Svetlana rentra sans «l'invité». Faïa, assise sur le divan dans l'obscurité de la pièce reculée, entendit le tintement hâtif des clés, les pas rapides, la toux brève et rêche, semblable à un aboiement. Elle vit Svetlana. Seule.

– J'ai attrapé un de ces rhumes! dit-elle à l'enfant entre deux accès de toux.

Essayant de sourire, elle commença à préparer le dîner avec la nourriture qui leur restait.

Svetlana était vêtue d'un joli paletot clair. Trop joli pour les rues mortes. Trop léger pour le froid qui transformait les perspectives désertes en blocs de glace aux arêtes aiguisées, tranchantes.

Faïa ne savait pas combien de nuits et de jours furent remplis d'aboiements violents qui secouaient l'obscurité de la chambre, de marmottements fiévreux, de faim. Cette faim, après l'abondance des derniers temps, était atroce, elle ne ressemblait plus du tout à la vague torpeur avec laquelle Faïa attendait une tranche de pain apportée par la grand-mère.

Un jour, du lit secoué par la toux frénétique se leva une ombre émaciée. En titubant elle s'approcha de l'étagère où étaient rangés autrefois les cadeaux des invités, palpa la planche. Rien. Elle regarda l'enfant enroulée dans sa couverture et dit trop haut, comme si elle ne s'entendait pas parler:

– Écoute, Faïa, il faut que je descende, il faut que je trouve quelque chose. Sinon, on va crever ici toutes les deux…

Faïa eut peur. C'était la première fois qu'on lui parlait de la sorte, sans détour, comme à une adulte. Elle entendit Svetlana s'habiller dans le corridor en jurant à mi-voix; ses gestes étaient malhabiles, les objets ne se laissaient pas faire.