Il parlait ainsi avant le dégel, sans hésiter, sans faire attention aux mises en garde de ta mère qui murmurait d'un ton anxieux:

– Iacha, tu sais bien que…

Grâce à mon père, nous avions découvert peu à peu la face cachée de la Grande Victoire. L'ombre du généralissime triomphant ne hantait pas nos rêves héroïques.

Non, nous n'étions pas tout à fait dupes.

Pourtant, chaque été nous reformions nos rangs et mettions le cap sur l'horizon radieux. Mais il n'y avait aucune feinte, aucune hypocrisie dans nos chansons sonores qui célébraient le jeune cavalier rouge et les travailleurs du monde entier…

Et si, lors de notre réclusion dans le petit réduit, quelqu'un nous avait posé cette question simple: «Au nom de quoi sonne chaque été le clairon et explose le roulement du tambour?», la réponse aurait été simple, elle aussi. Nous aurions répondu tout bêtement: «Au nom de notre cour.»

Oui, au nom de ces trois bâtisses rouges construites à la va-vite sur un sol encore farci de l'acier de la guerre. Au nom du triangle de ciel au-dessus d'elles, au nom des bancs envahis de jasmin. De la table de dominos. Du Passage.

Au nom de cet homme au grand crâne pâle, cet homme qu'on avait retiré d'un bloc de cadavres gelés. À l'intérieur du bloc que lentement recouvraient les beaux flocons des contes de Noël battait silencieusement un cœur. L'unique cœur vivant de tout le bloc. Il avait eu une chance folle, cet homme, de se trouver à l'intérieur. Protégé par les autres. Par la mort des autres.

Le clairon et le tambour célébraient cette chance folle.

Ils vibraient aussi au nom d'un soldat. Celui-ci était resté tout seul face au ciel qui se brisait et retombait sur la terre en flammes et en éclats d'acier brûlants. Le soldat, tirant son fusil à lunette, s'agitait entre les cratères qui se creusaient avec la précision d'un tir d'artillerie bien préparé. Secteur après secteur. À gauche, à droite. Plus près, plus loin. La terre se dérobait sous les pieds, les arbres s'envolaient dans les bourrasques des feuilles, laissant le soldat seul sur la terre nue. Il vit le village où quelques instants avant il choisissait ses cibles vivantes. Il n'y avait maintenant plus personne à tuer dans les décombres des petites maisons. Le soldat se jeta dans un cratère, il savait que le deuxième obus ne vient jamais se loger dans un trou déjà creusé. La probabilité. Il n'eut pas le temps de se rappeler cette règle salvatrice. L'onde du nouvel obus le rejetait dehors…

Que devaient-ils devenir, ces deux hommes? Si l'on croyait à la probabilité… Le premier – une unité anonyme parmi des millions de blocs glacés. Le second – un cul-de-jatte misérable, un ivrogne qu'on retrouverait un jour mort dans sa caisse roulante.

Le rugissement du clairon et la grêle du tambour célébraient chaque été le tour que ces deux hommes avaient joué aux lois de la probabilité!

Au nom de quoi?

Au nom du silence de nos mères. Enfants, nous n'avions rien pu apprendre ni de la mienne sur la Sibérie ni de la tienne sur Leningrad assiégé.

– Je vous raconterai plus tard, c'est si loin, il faut d'abord que je m'en souvienne…, disaient-elles, et elles ne racontaient rien.

Elles savaient que dans la tête d'un enfant une mère doit rester libre de souffrance, de larmes, de mal.

Au nom de qui?

Au nom de ces femmes qui surent dans la misère et l'humiliant entassement communautaire nous tailler notre part d'enfance, de rêves, de soleil. Ta mère, en épluchant précautionneusement les grosses pommes de terre, nous racontait à la manière d'une légende:

– Et le plus surprenant, c'est que Pouchkine, en route vers le lieu du duel, a croisé sa femme. Oui, leurs équipages sont passés l'un à côté de l'autre. Si elle l'avait vu, le duel aurait pu être évité. Vous imaginez! Malheureusement elle était myope, comme moi…

Et dans notre pièce, ma mère, en attendant que le linge dégèle, nous parlait de la Sibérie:

– … Au village, les portails des isbas avaient toujours une petite ouverture, comme un petit guichet, et chaque soir les habitants déposaient un peu de pain et un pot de lait, pour les vagabonds. Ils ne se couchaient pas sans l'avoir fait…

– Et le Blocus? Et les prisons?

– Je vous raconterai plus tard, c'est si loin, il faut d'abord que je m'en souvienne…

Non, nos chants n'étaient pas hypocrites. Car nous chantions notre joie de vivre. La joie de naître à l'encontre de toutes les probabilités calculées par les gens de bon sens, au mépris de toutes les guerres inventées par les faiseurs d'Histoire. La joie de naître, de vivre et de savoir qu'il n'y a rien de meilleur en ce monde que les lentes paroles d'une femme aux mains rouges assise dans une chambre qui sent la fraîcheur neigeuse du linge givré.

Au nom de quoi?

Au nom de ce cri qui résonnait par une soirée d'été au-dessus de notre cour.

– Iacha!

Quand Iacha et mon père rentraient on ne distinguait plus dans l'obscurité que la silhouette d'un seul homme – grand et fortement bâti.

Au nom de ce cri…

Lorsque dans notre réduit il commença à faire noir, nous retirâmes deux clous qui bloquaient la petite fenêtre et, ramassant nos instruments, nous nous glissâmes au-dehors. Tout le camp était déjà endormi. Seules les vitres du cabinet du directeur étaient éclairées. De là parvenaient des éclats de rires, le tintement étouffé des couverts, des voix féminines. L'administration, visiblement, essayait d'effacer la mauvaise impression des dirigeants en organisant un banquet.

– C'est fou ce qu'ils doivent bouffer là-bas! remarquas-tu en claquant de la langue.

Nous n'avions rien mangé depuis le matin.

– Tu sais, pour ne pas avoir faim, essaie de penser à autre chose, me conseillas-tu. Tu vas voir, ça passe comme la douleur quand on s'est cogné…

On grimpa sur le tas de matelas éventrés, on essaya de penser à autre chose.

Dans la lumière de quelques réverbères cachés par les arbres, nous distinguions nettement la place d'armes déserte, son énorme mât inutile, les spectres blanchâtres des sportifs en gypse. Lénine au milieu de ses plates-bandes paraissait, malgré sa carrure de boxeur, bien solitaire.

Sans nous dire un mot, nous prîmes nos instruments, et la musique lointaine, le slow du saxophoniste fatigué, coula tout doucement au-dessus du camp assoupi.

Elle avait cette fois des accents nouveaux. Dans le bruissement du cuivre et le grognement doux du tambour nous crûmes discerner quelques vérités neuves qui n'avaient jamais encore visité nos jeunes têtes bien remplies de chansons sonores et de films héroïques.

Ébahis, nous découvrions que le slow venu du bout du monde pouvait naître même dans ce milieu hostile, celui de notre solitude carcérale et affamée. Oui, il pouvait répandre sa lassitude nocturne même sur un tas de matelas éventrés. Même sous le regard figé d'un fameux chef d'armée tombé en disgrâce et dont le portrait au cadre brisé gisait à nos pieds…

Le saxophoniste fatigué tanguait quelque part au-delà des océans, et le monde dans lequel nous vivions ne nous paraissait plus unique. Avec une crainte insinuante et sacrilège nous osions même supposer que le saxophoniste à la lisière d'une nuit tropicale ne voudrait peut-être jamais échanger sa fatigue contre ce paradis dont nous étions prêts à combler la planète tout entière. Le paradis de l'horizon radieux, des chansons sonores, de notre vie communautaire. Cette pensée frisait le blasphème. Nous nous hâtions de revenir à l'envoûtante somnolence du rythme.

Cette cadence assoupissante fut rompue de façon inattendue.

La façade présentable de notre réduit, opposée à la courette-dépotoir, donnait sur une pelouse à l'herbe fraîchement coupée. Au centre se trouvait une fontaine sculptée dans le même gypse fantomatique que les sportifs et Lénine. Comme la majorité des fontaines, elle ne laissait jaillir ses gerbes d'eau qu'aux jours de grandes pluies ou, dans le cas de notre camp, à l'occasion des grandes inspections du Parti. Cette fontaine offrait d'ailleurs d'autant moins d'intérêt que la pelouse était strictement interdite. Les deux bancs de bois installés près de la fontaine avaient un caractère purement décoratif.