Ce lien qui n'avait besoin ni de paroles, ni d'épanchements, se manifesta un jour de façon éclatante.

Nous découvrîmes, enfin, le nouveau camp de pionniers dont, depuis le mois de mars, notre moniteur nous disait monts et merveilles. Il n'avait pas menti. L'ensemble était tout à fait imposant. Un majestueux bâtiment à deux ailes peint à la chaux, d'une blancheur aveuglante. Une vaste place d'armes bitumée prête à accueillir au moins dix détachements comme le nôtre. Au centre, un gigantesque mât blanc doté d'un mécanisme à galets pour hisser le drapeau. Un terrain de football. Un tir. Des haut-parleurs qui inondaient les environs d'une musique de bravoure assourdissante. Enfin, l'allée principale bordée d'arbustes épineux au milieu desquels, à intervalles réguliers, se dressaient des statues en gypse sur leur piédestal cubique. Des lanceurs de poids aux énormes dos monolithiques, des nageuses aux cuisses et aux hanches monumentales…

Au bout de l'allée, devant l'entrée principale du bâtiment, s'élevait une statue de Lénine faite du même gypse immaculé. On aurait dit que le sculpteur l'avait créée dans la même verve musclée, comme la suite logique de sa série de sportifs. Les jambes écartées, les poings serrant la casquette et le revers du pardessus, Lénine se campait dans l'attitude du boxeur…

Ce jour-là, dès le matin on nous aligna en rangs sur la place. Chaque détachement occupait un carré bien délimité par des traits de peinture blanche. Devant ces rangs serrés, à la distance d'un bon pas, se tenaient le clairon et le tambour. Devant notre détachement – nous deux. Les moniteurs et les monitrices, visiblement nerveux, se promenaient le long de leurs carrés et examinaient attentivement les rangs. Un foulard négligemment noué, un bouton oublié – rien n'échappait à leur regard entraîné.

L'attente durait trop longtemps. Une heure, deux heures, le temps se fondait dans la chaleur molle du bitume, dans la tache aveuglante de la façade. Le mot «Inspection» chuchoté par les moniteurs nous parvenait à travers les effluves de l'air surchauffé. Cependant, même sans ces chuchotements interceptés, tout était clair. La visite de personnes importantes, de grands dirigeants du Parti, devait marquer cette chaude journée d'été.

À plusieurs reprises on nous fit entonner les mêmes chants pour occuper notre attente. De nouveau on vérifiait la rectitude de nos rangs. Et pour la énième fois dans un haut-parleur à l'éclat d'aluminium claquaient les «un, deux, trois» d'un tout dernier contrôle.

Enfin, ils apparurent. On vit trois voitures noires s'immobiliser devant l'entrée principale. Une demi-douzaine d'hommes s'arrachèrent non sans peine des sièges rembourrés, secouèrent leurs jambes engourdies. Ils avaient l'air d'avoir copieusement déjeuné peu de temps auparavant. Visages rouges, cravats relâchées, regards brumeux. Ils vinrent s'installer sur des chaises face à nos carrés et la cérémonie commença.

D'abord, nos détachements firent quelques tours sur la place, martelant le bitume avec leurs sandales, en braillant des chants exaltés. Mais le bitume était trop mou. Au lieu de claquements secs et brefs nos pas produisaient des clapotements comme sur une masse de pâte bien levée. Avec leurs refrains exaltants les chansons râpaient nos gosiers asséchés.

Les hommes assis sur leurs chaises semblaient d'ailleurs peu intéressés par notre ronde tapageuse. Ils s'épongeaient le front avec leurs mouchoirs, gonflaient les joues en étouffant un bâillement ou un rot. Leurs yeux ensommeillés s'animaient seulement quand passait près d'eux une des monitrices aux jambes bronzées sous une jupette blanche.

Après la ronde et les chansons qui, dans le langage symbolique de la cérémonie, devaient signifier notre avancée irrésistible vers l'horizon radieux, vint le moment le plus important. Nous allions rendre les honneurs au drapeau. Un à un, les commandants des détachements s'approchaient du moniteur en chef, brandissaient le bras droit dans un salut de pionniers, annonçaient que leurs troupes étaient prêtes.

Quand le grand drapeau rouge s'éleva le long du mât blanc, toute la place explosa dans le roulement des tambours et la sonnerie des clairons.

À l'instant où le rectangle de toile rouge s'immobilisa au sommet du mât, une sorte de décharge électrique traversa nos deux têtes. Tous les tambours et les clairons se turent avec la même netteté disciplinée. Mais nous, sans nous concerter, sans échanger le moindre coup d'œil, nous continuâmes à nous acharner sur nos instruments. Mieux que cela, nous redoublâmes d'efforts!

D'abord on crut à une simple sottise. Notre moniteur nous lança dans un chuchotement sévère: «Arrêtez-vous, imbéciles!» Et il arbora un large sourire à l'intention des occupants des chaises, comme pour dire: «Ils se sont emportés… La fougue de la jeunesse…» Ceux-ci sourirent aussi, avec l'indulgence qu'on a pour un excès de zèle.

Mais le rugissement du clairon, la grêle du tambour reprenaient de plus belle. Un soupçon incroyable effleura alors les rangs des participants. S'agissait-il d'une désobéissance consciente, d'un coup monté?

Le moniteur en chef, tout en restant au garde-à-vous sous le mât, fit des mains quelques gestes entravés mais énergiques, adressa une grimace muette au moniteur de notre détachement. Celui-ci se dépêcha de transmettre le message, tordant la bouche à notre adresse, et à deux reprises il coupa l'air avec la tranche de la main: «Arrêtez!» Les hommes sur les chaises échangèrent des sourires jaunes comme des adultes que les espiègleries des enfants commencent à importuner.

Nous nous sentions à peine présents sur cette place surchauffée. La bacchanale sonore était trop intense. Éblouis par l'averse de cuivre étincelante, assourdis par le tonnerre qui faisait vibrer chaque cellule de nos corps, nous étions loin. Quelque part au-delà des limites des forêts et des champs ondoyants dans l'air chaud. Quelque part au-delà de l'horizon.

Déjà les moniteurs nous poussaient au-dehors des carrés, saisis d'indignation. Déjà on nous arrachait nos instruments. Mais nous, nous tortillant entre les mains qui nous portaient presque, nous lancions au clairon nos derniers rugissements, arrachions du tambour les ultimes pulsations syncopées.

– C'est du hooliganisme pur et simple! piaillait du côté des chaises une voix nasillarde.

La porte claqua derrière nous. Nous nous retrouvâmes dans un minuscule réduit où la femme de ménage rangeait ses balais, ses torchons et ses seaux… Une étroite fenêtre poussiéreuse donnait sur une courette où l'on avait entassé, en prévision de la visite des dirigeants, tout ce qu'il y avait de vieux, de cassé, de laid dans l'univers immaculé de ce camp de pionniers. Des lits de fer en morceaux, une armoire aux portes défoncées, quelques matelas éventrés. Ce tas était couronné d'un grand portrait au cadre brisé, celui du maréchal Vorochilov tombé en disgrâce quelques mois auparavant.

La porte fermée, nous restâmes seuls. Nous nous taisions.

Nos pensées allaient vers cette question essentielle qui, après ce qui s'était passé, avait acquis la netteté d'une interrogation inévitable. Pourquoi ces marches et ces chants? Pourquoi cette ferveur que nous devions entretenir en nous jour et nuit? Au nom de quoi? Pour la gloire de qui?

Non, nous n'étions pas de petits imbéciles grisés par la beauté abstraite et idéale de quelque «isme». Tout ce que nous appréciions dans ce monde était, au contraire, très matériel, concret, palpable. De nos parents nous avions appris une sereine indifférence face au torrent idéologique qui se déversait quotidiennement des ondes, des journaux, des tribunes.

Non, nous n'étions pas dupes. N'avions-nous pas été témoins d'une scène qui se répétait chaque fois qu'un nouvel invité pénétrait dans votre pièce? Iacha indiquait du doigt une photo au mur et, sans baisser la voix, commentait:

– Et cela, c'est mon oncle, journaliste. Tué à la Kolyma par Staline et compagnie.