Ce jour-là, à cause de la visite des trois voitures noires, la fontaine fonctionnait sans interruption. Même après la tombée de la nuit elle continuait à déverser son gargouillis dans le bassin.

C'est à travers cette coulée monotone que nous entendîmes un bruit de pas accompagné de voix qui semblaient s'approcher. Notre réflexe fut immédiat. On dégringola de la montagne cotonneuse des matelas, on se faufila vers la petite fenêtre ouverte de notre geôle. Nous étions sûrs d'avoir entendu la voix du moniteur. Il nous fallait redevenir au plus vite des prisonniers résignés, conscients de la gravité de leur délit.

Je glissai le premier dans l'espace encombré du réduit. Toi, prêt à me suivre, tu t'arrêtas brusquement, assis à califourchon sur l'appui de la fenêtre, l'index sur les lèvres. Nous tendîmes l'oreille. Les voix ne s'approchaient plus, le bruit des pas s'était tu. Tu enjambas la fenêtre et m'appelas d'un signe de tête. Nous contournâmes le mur du réduit et nous nous retrouvâmes à quelques pas des bancs décoratifs.

Nos yeux habitués à l'obscurité constatèrent tout de suite que l'un d'eux était occupé. Nous reconnûmes sans peine la jupe blanche et les cheveux blonds de la monitrice Lioudmila. À côté d'elle, ou plutôt tout contre elle, était assis un homme que nos jeunes yeux perçants identifièrent rapidement. C'était un des visiteurs du Parti.

D'ailleurs, dire qu'il était assis serait bien inexact. Sa tête, ses mains et même ses jambes étaient animées de mouvements vifs et entreprenants. Cette extrême vélocité de gestes nous fît croire qu'il avait plusieurs paires de bras et de jambes et au moins deux têtes. Lioudmila, à ce qu'il paraissait, avait fort à faire pour maîtriser l'assaut de ces multiples membres qui enlaçaient sa taille, glissaient sur ses genoux, moulaient ses hanches. Mais, après tout, voulait-elle les maîtriser vraiment? Si l'on devait en juger par la rapidité avec laquelle se déboutonnait son chemisier et remontait le bord de sa jupe – pas trop. La voix du mille-pattes du Parti avait la même agilité que ses gestes:

– Mais quand «après»? Hé, hé, «après»! Après, c'est maintenant! Tu es belle, oh! que t'es belle! Ah, non! il n'y a pas d'après! Laisse-moi te… Écoute, nous ne sommes plus des pionniers. Qui ne risque pas ne boit pas de Champagne! Mais tout le monde dort. Quel directeur! On s'en fout du directeur. S'il se pointe, je le noie dans le bassin. Tu sais qui je suis? Non, mais laisse-moi te… Et pourquoi pas ici? Ah, ce que tu me plais! Mais c'est des préjugés bourgeois… Dégrafe toi-même, si je te fais mal… Non, il n'y a personne… C'est des chats qui font la noce… Oh, que t'es belle! Ne t'inquiète pas, je mettrai ma veste. Ah! Cette fichue fontaine a tout éclaboussé… Ah, ce que tu me plais!…

Les répliques de Lioudmila étaient bien plus sobres. Elle se contentait d'évoquer, entre deux ricanements folâtres, tantôt la sévérité du directeur, tantôt l'omniprésence du gardien. Enfin, même ces formules de circonstance s'épuisèrent…

C'est à ce moment décisif que l'éruption se produisit. De nouveau il n'y eut pas la moindre concertation entre nous. Pas de clins d'œil complices. Pas de chuchotements entendus. Une intuition, percutante comme une décharge électrique qui nous souda.

Le clairon rugit, le tambour tonna. Nous sortîmes de l'ombre.

Je soufflais comme je n'avais jamais soufflé de ma vie. Le clairon ne sonnait plus, il hurlait, vociférait, fondait en sanglots. Dans son cri se laissaient entendre les râles de nos jeunes rêves étouffés. Les lamentations de l'amoureux trahi. Le hourra du desperado du paradis radieux. Le braillement tragique du kamikaze de l'horizon impossible.

Toi, tu avais oublié tes bâtons sur le tas de matelas éventrés. Le tambour se transforma en un tam-tam aux vibrations graves, funèbres. Son battement avait une puissance perforante, un rythme qui, une fois entendu, ne vous lâche plus. C'est lui qui cloua sur la pelouse interdite les occupants du banc décoratif. Ils se redressèrent et restèrent figés, semblables aux statues de gypse.

La situation bascula dans la catastrophe à cause de la haute conscience professionnelle du gardien. Il avait bu puis s'était endormi, tiraillé de remords et de pressentiments funestes. Aux premiers cris du clairon il bondit hors de son étroit lit de fer et, écrasé par la puissance du bruit, rabattit toutes les poignées des interrupteurs.

Le camp fut inondé de lumière crue, aveuglante. Notre moniteur ne nous avait-il pas promis qu'on pourrait y jouer au football la nuit?

C'est dans cette lumière impitoyable que les participants du banquet, guidés par la clameur de nos instruments, apparurent sur la pelouse. Les femmes aux traces de maquillage dégoulinant sur les visages blêmes, les hommes aux yeux glauques, aux physionomies estompées et comme délavées. La ressemblance avec les statues de gypse était frappante.

Nous constatâmes vite que notre mille-pattes se trouvait au sommet de la hiérarchie de ces fêtards blanchâtres, pétrifiés par la lumière. Le voyant dans cette situation délicate, ils esquissèrent un garde-à-vous presque pavlovien.

Lioudmila se tortillait en essayant de dérouler sa jupe remontée jusqu'aux aisselles. Mais la jupe était trop étroite, et les nouveaux venus, fascinés, regardaient ses longues jambes bronzées qui frémissaient dans un étrange strip-tease involontaire et fébrile.

C'est sur ces entrefaites que les premiers commandants de détachement commencèrent à arriver en courant. Ils avaient cru, sans doute, à une alarme de nuit, exercice qu'on nous promettait depuis le début de notre séjour. Ils arrivaient, habillés à la va-vite, les chemises déboutonnées, les foulards en nœud coulant. Parvenus sur la pelouse, assourdis, aveuglés, ils se plantaient tantôt devant le moniteur en chef, tantôt devant Lioudmila, brandissaient le bras droit et criaient à tue-tête pour couvrir notre vacarme:

– Toujours prêts!

Les moniteurs, au lieu de la formule de salut consacrée, hurlaient:

– Fichez-nous la paix!

Les commandants, croyant vivre un cauchemar, se figeaient alors dans le même gypse verdâtre, phosphorescent.

Le mille-pattes, ne remarquant pas le désordre flagrant de son pantalon, ajustait sans cesse et avec une prestesse bien connue sa cravate. L'ampleur du désastre avait visiblement brouillé son esprit. Car il criait en trépignant:

– Fermez-moi vite cette fontaine! Vite! C'est ça, pour vous, l'éducation idéologique de la jeunesse? Fermez vite la fontaine! Fermez!

C'étaient nous, bien sûr, qu'il visait. Et aussi la lumière aveuglante. Quand les hommes au garde-à-vous parvinrent enfin à déchiffrer le sens de cet ordre sibyllin, la lumière fut éteinte, et nous, traînés dans notre dortoir… Là, dans nos tables de nuit, nous avions notre réserve alimentaire: deux tranches de pain, un bocal plein de thé froid.

Le lendemain matin nous marchions ensemble sur un chemin champêtre qui menait à la gare. On nous renvoyait à la maison. La punition aurait pu être bien plus sévère, mais vu l'importance des personnages impliqués, nos éducateurs avaient décidé d'étouffer l'affaire et de se débarrasser de nous le plus vite possible.

Nous marchions en soulevant une poussière tiède avec nos sandales et nous nous retournions de temps à autre sur la silhouette blanche du grand bâtiment qui dominait la plaine. Dans deux filets identiques nous emportions nos maigres bagages. Le clairon et le tambour nous avaient été lâchement confisqués pendant notre sommeil.

Cela nous faisait un drôle d'effet de marcher en traînant les pieds, en nous arrêtant là où bon nous semblait. Sans rangs. Sans drapeau. Sans chanson. Le ciel était gris, bas. Les martinets dans leur vol frôlaient la terre. Les prés qui descendaient vers une rivière répandaient une odeur forte et humide, celle d'avant la pluie. Nous croyions voir et sentir tout cela pour la première fois de notre vie.