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Schaunard alla se placer sous les bosquets: on appelle ainsi chez la Mère Cadet le feuillage clair-semé de deux ou trois arbres rachitiques dont on a fait plafonner la verdure maladive.

– Ma foi, tant pis, dit Schaunard en lui-même, je vais me donner une bosse et faire un Balthasar intime.

Et, sans faire ni une ni deux, il commanda une soupe, une demi-choucroûte et deux demi-gibelottes: il avait remarqué qu'en fractionnant la portion on gagnait au moins un quart sur l'entier.

La commande de cette carte attira sur lui les regards d'une jeune personne, vêtue de blanc, coiffée de fleurs d'oranger et chaussée de souliers de bal, un voile en imitation d'imitation flottait sur des épaules qui auraient bien dû garder l'incognito. C'était une cantatrice du théâtre Montparnasse, dont les coulisses donnent pour ainsi dire dans la cuisine de la Mère Cadet. Elle était venue prendre son repas pendant un entr'acte de la Lucie, et achevait en ce moment, par une demi-tasse, un dîner composé exclusivement d'un artichaut à l'huile et au vinaigre.

– Deux gibelottes, mâtin! dit-elle tout bas à la fille qui servait le garçon, voilà un jeune homme qui se nourrit bien. Combien dois-je, Adèle?

– Quatre d'artichaut, quatre de demi-tasse et un sou de pain. Ça nous fait neuf sous.

– Voilà, dit la cantatrice, et elle sortit en fredonnant:

Cet amour que Dieu me donne!

– Tiens, elle donne le la, dit alors un personnage mystérieux assis à la même table que Schaunard, et à demi caché derrière un rempart de bouquins.

– Elle le donne? dit Schaunard; je crois plutôt qu'elle le garde, moi. Aussi on n'a pas idée de ça, ajouta-t-il en indiquant du doigt l'assiette où Lucia De Lamermoor avait consommé ses artichauts, faire mariner son fausset dans du vinaigre!

– C'est un acide violent, en effet, ajouta le personnage qui avait déjà parlé. La ville d'Orléans en produit qui jouit à juste titre d'une grande réputation.

Schaunard examina attentivement ce particulier, qui lui jetait ainsi des hameçons à la causerie. Le regard fixe de ses grands yeux bleus, qui semblaient toujours chercher quelque chose, donnait à sa physionomie le caractère de placidité béate qu'on remarque chez les séminaristes. Son visage avait le ton du vieil ivoire, sauf les joues, qui étaient tamponnées d'une couche de couleur brique pilée. Sa bouche paraissait avoir été dessinée par un élève de premiers principes, à qui on aurait poussé le coude. Les lèvres, retroussées un peu à la façon de la race nègre, laissaient voir des dents de chien de chasse, et son menton asseyait ses deux plis sur une cravate blanche, dont l'une des pointes menaçait les astres, tandis que l'autre s'en allait piquer en terre. D'un feutre chauve, aux bords prodigieusement larges, ses cheveux s'échappaient en cascades blondes. Il était vêtu d'un paletot noisette à pèlerine, dont l'étoffe, réduite à la trame, avait les rugosités d'une râpe. Des poches béantes de ce paletot s'échappaient des liasses de papiers et de brochures. Sans se préoccuper de l'examen dont il était l'objet, il savourait une choucroûte garnie en laissant échapper tout haut des signes fréquents de satisfaction. Tout en mangeant, il lisait un bouquin ouvert devant lui, et sur lequel il faisait de temps en temps des annotations avec un crayon qu'il portait à l'oreille.

– Eh bien! s'écria tout à coup Schaunard en frappant sur son verre avec son couteau, et ma gibelotte?

– Monsieur, répondit la fille, qui arriva avec une assiette à la main, il n'y en a plus; voici la dernière, et c'est monsieur qui l'a demandée, ajouta-t-elle en déposant le plat en face de l'homme aux bouquins.

– Sacrebleu! s'écria Schaunard.

Et il y avait tant de désappointement mélancolique dans ce: sacrebleu! Que l'homme aux bouquins en fut touché intérieurement. Il détourna le rempart de livres qui s'élevait entre lui et Schaunard; et, mettant l'assiette entre eux deux, il lui dit avec les plus douces cordes de sa voix:

– Monsieur, oserais-je vous prier de partager ce mets avec moi?

– Monsieur, répondit Schaunard, je ne veux pas vous priver.

– Vous me priverez donc du plaisir de vous être agréable?

– S'il en est ainsi, monsieur… et Schaunard avança son assiette.

– Permettez-moi de ne pas vous offrir la tête, dit l'étranger.

– Ah! Monsieur, s'écria Schaunard, je ne souffrirai pas.

Mais en ramenant son assiette vers lui il s'aperçut que l'étranger lui avait justement servi la portion qu'il disait vouloir garder pour lui.

– Eh bien! Qu'est-ce qu'il me chante, alors, avec sa politesse? Grogna Schaunard en lui-même.

– Si la tête est la plus noble partie de l'homme, dit l'étranger, c'est la partie la plus désagréable du lapin. Aussi avons-nous beaucoup de personnes qui ne peuvent pas la souffrir. Moi, c'est différent, je l'adore.

– Alors, dit Schaunard, je regrette vivement que vous vous soyez privé pour moi.

– Comment?… pardon, fit l'homme aux bouquins, c'est moi qui ai gardé la tête. J'ai même eu l'honneur de vous faire observer que…

– Permettez, dit Schaunard en lui mettant son assiette sous le nez. Qu'est-ce que c'est que ce morceau-là?

– Juste ciel! Que vois-je! ô dieux! Encore une tête! C'est un lapin bicéphale! s'écria l'étranger.

– Bicé… dit Schaunard.

– …phale. Ça vient du grec. Au fait, M. De Buffon, qui mettait des manchettes, cite des exemples de cette singularité. Eh bien, ma foi! Je ne suis pas fâché d'avoir mangé du phénomène.

Grâce à cet incident, la conversation était définitivement engagée. Schaunard, qui ne voulait pas rester en reste de politesse, demanda un litre de supplément. L'homme aux bouquins en fit venir un autre. Schaunard offrit de la salade, l'homme aux bouquins offrit du dessert. À huit heures du soir, il y avait six litres vides sur la table. En causant, la franchise, arrosée par les libations du petit bleu, les avait poussés l'un l'autre à se faire leur biographie, et ils se connaissaient déjà comme s'ils ne s'étaient jamais quittés. L'homme aux bouquins, après avoir écouté les confidences de Schaunard, lui avait appris qu'il s'appelait Gustave Colline; il exerçait la profession de philosophe, et vivait en donnant des leçons de mathématique, de scolastique, de botanique, et de plusieurs sciences en ique.

Le peu d'argent qu'il gagnait à courir ainsi le cachet, Colline le dépensait en achats de bouquins. Son paletot noisette était connu de tous les étalagistes du quai, depuis le pont de la concorde jusqu'au pont Saint-Michel. Ce qu'il faisait de tous ces livres, si nombreux que la vie d'un homme n'aurait pas suffi pour les lire, personne ne le savait, et il le savait moins que personne. Mais ce tic avait pris chez lui les proportions d'une passion; et lorsqu'il rentrait chez lui le soir sans y rapporter un nouveau bouquin, il refaisait pour son usage le mot de Titus, et disait: «J'ai perdu ma journée.» Ses manières câlines et son langage, qui offraient une mosaïque de tous les styles, les calembours terribles dont il émaillait sa conversation, avaient séduit Schaunard, qui demanda sur-le-champ à Colline la permission d'ajouter son nom à ceux qui composaient la fameuse liste dont nous avons parlé.

Ils sortirent de chez la Mère Cadet à neuf heures du soir, passablement gris tous les deux, et ayant la démarche de gens qui viennent de dialoguer avec les bouteilles.

Colline offrit le café à Schaunard, et celui-ci accepta à la condition qu'il se chargerait des alcools. Ils montèrent dans un café situé rue Saint-Germain-L'Auxerrois, et portant l'enseigne de Momus, dieu des jeux et des ris.

Au moment où ils entraient dans l'estaminet, une discussion très-vive venait de s'engager entre deux habitués de l'endroit. L'un d'eux était un jeune homme, dont la figure se perdait au fond d'un énorme buisson de barbe multicolore. Comme une antithèse à cette abondance de poil mentonnier, une calvitie précoce avait dégarni son front, qui ressemblait à un genou, et dont un groupe de cheveux, si rares qu'on aurait pu les compter, essayait vainement de cacher la nudité. Il était vêtu d'un habit noir tonsuré aux coudes, et laissant voir, quand il levait le bras trop haut, des ventilateurs pratiqués à l'embouchure des manches. Son pantalon avait pu être noir, mais ses bottes, qui n'avaient jamais été neuves, paraissaient avoir déjà fait plusieurs fois le tour du monde aux pieds du juif errant.