Et il sortit avec Rodolphe.
– Au fait, dit Schaunard resté seul avec Marcel, au lieu de me dorloter sur l'oreiller du far niente, si j'allais chercher quelque or pour apaiser la cupidité de M. Bernard?
– Mais, dit Marcel avec inquiétude, vous comptez donc toujours déménager?
– Dame! reprit Schaunard, il le faut bien, puisque j'ai congé par huissier, coût cinq francs.
– Mais, continua Marcel, si vous déménagez, est-ce que vous emporterez vos meubles?
– J'en ai la prétention; je ne laisserai pas un cheveu comme dit M. Bernard.
– Diable! ça va me gêner, fit Marcel, moi qui ai loué votre chambre en garni.
– Tiens, c'est vrai, au fait, reprit Schaunard. Ah bah! ajouta-t-il avec mélancolie, rien ne prouve que je trouverai mes soixante-quinze francs aujourd'hui, ni demain, ni après.
– Mais attendez donc, s'écria Marcel, j'ai une idée.
– Exhibez, dit Schaunard.
– Voici la situation: légalement, ce logement est à moi, puisque j'ai payé un mois d'avance.
– Le logement, oui; mais les meubles, si je paye, je les enlève légalement; et, si cela était possible, je les enlèverais même extralégalement, dit Schaunard.
– De façon, continua Marcel, que vous avez des meubles et pas de logement, et que moi j'ai un logement et pas de meubles.
– Voilà, fit Schaunard.
– Moi, ce logement me plaît, reprit Marcel.
– Et moi, donc, ajouta Schaunard, il ne m'a jamais plus plu.
– Vous dites?
– Plus plu pour davantage. Oh! Je connais ma langue.
– Eh bien, nous pouvons arranger ces affaires-là, reprit Marcel; restez avec moi, je fournirai le logement, vous fournirez les meubles.
– Et les termes? dit Schaunard.
– Puisque j'ai de l'argent aujourd'hui, je les payerai; la prochaine fois ce sera votre tour. Réfléchissez.
– Je ne réfléchis jamais, surtout pour accepter une proposition qui m'est agréable; j'accepte d'emblée: au fait, la peinture et la musique sont sœurs.
– Belles-sœurs, dit Marcel.
En ce moment rentrèrent Colline et Rodolphe, qui s'étaient rencontrés.
Marcel et Schaunard leur firent part de leur association.
– Messieurs, s'écria Rodolphe en faisant sonner son gousset, j'offre à dîner à la compagnie.
– C'est précisément ce que j'allais avoir l'honneur de proposer, fit Colline en tirant de sa poche une pièce d'or qu'il se fourra dans l'œil. Mon prince m'a donné ça pour acheter une grammaire indoustan-arabe, que je viens de payer six sous comptant.
– Et moi, dit Rodolphe, je me suis fait avancer trente francs par le caissier de l'Écharpe d'Iris, sous le prétexte que j'en avais besoin pour me faire vacciner.
– C'est donc le jour des recettes? dit Schaunard; il n'y a que moi qui n'ai pas étrenné, c'est humiliant.
– En attendant, reprit Rodolphe, je maintiens mon offre du dîner.
– Et moi aussi, dit Colline.
– Eh bien, dit Rodolphe, nous allons tirer à pile ou face quel sera celui qui payera la carte.
– Non, s'écria Schaunard, j'ai mieux que ça, mais infiniment mieux à vous offrir pour vous tirer d'embarras.
– Voyons!
– Rodolphe payera le dîner, et Colline offrira un souper.
– Voilà ce que j'appellerai de la jurisprudence Salomon, s'écria le philosophe.
– C'est pis que les noces de Gamache, ajouta Marcel.
Le dîner eut lieu dans un restaurant provençal de la rue dauphine, célèbre par ses garçons littéraires et son ayoli. Comme il fallait faire de la place pour le souper, on but et on mangea modérément. La connaissance ébauchée la veille entre Colline et Schaunard, et plus tard avec Marcel, devint plus intime; chacun des quatre jeunes gens arbora le drapeau de son opinion dans l'art; tous quatre reconnurent qu'ils avaient courage égal et même espérance. En causant et en discutant, ils s'aperçurent que leurs sympathies étaient communes, qu'ils avaient tous dans l'esprit la même habileté d'escrime comique, qui égaye sans blesser, et que toutes les belles vertus de la jeunesse n'avaient point laissé de place vide dans leur cœur, facile à mettre en émoi par la vue ou le récit d'une belle chose. Tous quatre, partis du même point pour aller au même but, ils pensèrent qu'il y avait dans leur réunion autre chose que le quiproquo banal du hasard, et que ce pouvait bien être aussi la Providence, tutrice naturelle des abonnés, qui leur mettait ainsi la main dans la main, et leur soufflait tout bas à l'oreille l'évangélique parabole, qui devrait être l'unique charte de l'humanité: «Soutenez-vous, et aimez-vous les uns les autres.»
À la fin du repas, qui se termina dans une espèce de gravité, Rodolphe se leva pour porter un toast à l'avenir, et Colline lui répondit par un petit discours qui n'était tiré d'aucun bouquin, n'appartenait par aucun point au beau style, et parlait tout simplement le bon patois de la naïveté qui fait si bien comprendre ce qu'il dit si mal.
– Est-il bête ce philosophe! murmura Schaunard, qui avait le nez dans son verre, voilà qu'il me force à mettre de l'eau dans mon vin.
Après le dîner on alla prendre le café à Momus, où on avait déjà passé la soirée la veille. Ce fut à compter de ce jour-là que l'établissement devint inhabitable pour les autres habitués.
Après le café et les liqueurs, le clan bohème, définitivement fondé, retourna au logement de Marcel, qui prit le nom d'Élysée Schaunard. Pendant que Colline allait commander le souper qu'il avait promis, les autres se procuraient des pétards, des fusées et d'autres pièces pyrotechniques; et, avant de se mettre à table, on tira par les fenêtres un superbe feu d'artifice qui mit toute la maison sens dessus dessous, et pendant lequel les quatre amis chantaient à tue-tête:
Célébrons, célébrons, célébrons ce beau jour!
Le lendemain matin, ils se retrouvèrent ensemble de nouveau, mais sans en paraître étonnés, cette fois. Avant de retourner chacun à leur affaire, ils allèrent de compagnie déjeuner frugalement au café Momus, où ils se donnèrent rendez-vous pour le soir, et où on les vit pendant longtemps revenir assidûment tous les jours.
Tels sont les principaux personnages qu'on verra reparaître dans les petites histoires dont se compose ce volume, qui n'est pas un roman, et n'a d'autre prétention que celle indiquée par son titre; car les scènes de la vie de bohème ne sont en effet que des études de mœurs dont les héros appartiennent à une classe mal jugée jusqu'ici, et dont le plus grand défaut est le désordre; et encore peuvent-ils donner pour excuse que ce désordre même est une nécessité que leur fait la vie.
II UN ENVOYÉ DE LA PROVIDENCE
Schaunard et Marcel, qui s'étaient vaillamment mis à la besogne dès le matin, suspendirent tout à coup leur travail.
– Sacrebleu! Qu'il fait faim! dit Schaunard; et il ajouta négligemment: est-ce qu'on ne déjeune pas aujourd'hui.
Marcel parut très-étonné de cette question, plus que jamais inopportune.
– Depuis quand déjeune-t-on deux jours de suite? dit-il. C'était hier jeudi.
Et il compléta sa réponse en désignant de son appui-main ce commandement de l'église:
«Vendredi chair ne mangeras,
Ni autre chose pareillement.»
Schaunard ne trouva rien à répondre et se mit à son tableau, lequel représentait une plaine habitée par un arbre rouge et un arbre bleu qui se donnent une poignée de branches. Allusion transparente aux douceurs de l'amitié, et qui ne laissait pas en effet que d'être très-philosophique.
En ce moment, le portier frappa à la porte. Il apportait une lettre pour Marcel.
– C'est trois sous, dit-il.
– Vous êtes sûr? Répliqua l'artiste. C'est bon, vous nous les devrez.
Et il lui ferma la porte au nez.
Marcel avait pris la lettre et rompu le cachet. Aux premiers mots, il se mit à faire dans l'atelier des sauts d'acrobate et entonna à tue-tête la célèbre romance suivante, qui indiquait chez lui l'apogée de la jubilation: