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– C'est ici, répondit le portier.

– Voici une lettre pour lui, dit le dragon, donnez-m'en le reçu, et il tendit au concierge un bulletin de dépêches, que celui-ci alla signer dans sa loge.

– Pardon si je vous laisse seul, dit le portier au jeune homme qui se promenait dans la cour avec impatience; mais voici une lettre du ministère pour M. Bernard, mon propriétaire, et je vais la lui montrer.

Au moment où son portier entrait chez lui, M. Bernard était en train de se faire la barbe.

– Que me voulez-vous, Durand?

– Monsieur, répondit celui-ci en soulevant sa casquette, c'est un planton qui vient d'apporter cela pour vous, ça vient du ministère.

Et il tendit à M. Bernard la lettre dont l'enveloppe était timbrée au sceau du département de la guerre.

– Ô mon Dieu! fit M. Bernard, tellement ému qu'il failli se faire une entaille avec son rasoir, du ministère de la guerre! Je suis sûr que c'est ma nomination au grade de chevalier de la légion d'honneur, que je sollicite depuis si longtemps enfin, on rend justice à ma bonne tenue. Tenez, Durand, dit-il en fouillant dans la poche de son gilet, voilà cent sous pour boire à ma santé. Tiens, je n'ai pas ma bourse sur moi je vais vous les donner tout à l'heure, attendez.

Le portier fut tellement ému par cet accès de générosité foudroyante, auquel son propriétaire ne l'avait pas habitué, qu'il remit sa casquette sur sa tête.

Mais M. Bernard, qui en d'autres moments aurait sévèrement blâmé cette infraction aux lois de la hiérarchie sociale, ne parut pas s'en apercevoir. Il mit ses lunettes, rompit l'enveloppe avec l'émotion respectueuse d'un vizir qui reçoit un firman du sultan, et commença la lecture de la dépêche. Aux premières lignes, une grimace épouvantable creusa des plis cramoisis dans la graisse de ses joues monacales, et ses petits yeux lancèrent des étincelles qui faillirent mettre le feu aux mèches de sa perruque en broussailles.

Enfin tous ses traits étaient tellement bouleversés qu'on eût dit que sa figure venait d'éprouver un tremblement de terre.

Voici quel était le contenu de la missive écrite sur papier à tête du ministère de la guerre, apportée à franc étrier par un dragon, et de laquelle M. Durand avait donné un reçu au gouvernement.

«Monsieur et propriétaire,

La politesse qui, si l'on en croit la mythologie, est l'aïeule des belles manières, m'oblige à vous faire savoir que je me trouve dans la cruelle nécessité de ne pouvoir point satisfaire à l'usage qu'on a de payer son terme, quand on doit surtout. Jusqu'à ce matin, j'avais caressé l'espérance de pouvoir célébrer ce beau jour, en acquittant les trois quittances de mon loyer. Chimère, illusion, idéal! Tandis que je sommeillais sur l'oreiller de la sécurité, le guignon, anankè en grec, le guignon dispersait mes espérances. Les rentrées sur lesquelles je comptais, Dieu que le commerce va mal!!! Ne se sont pas opérées; et sur les sommes considérables que je devais toucher, je n'ai encore reçu que trois francs, qu'on m'a prêtés, je ne vous les offre pas. Des jours meilleurs viendront pour notre belle France et pour moi, n'en doutez pas, monsieur. Dès qu'ils auront lui, je prendrai des ailes pour aller vous en avertir et retirer de votre immeuble les choses précieuses que j'y ai laissées, et que je mets sous votre protection et celle de la loi qui, avant un an, vous en interdit le négoce, au cas où vous voudriez le tenter afin de rentrer dans les sommes pour lesquelles vous êtes crédité sur le registre de ma probité. Je vous recommande spécialement mon piano, et le grand cadre dans lequel se trouvent soixante boucles de cheveux dont les couleurs différentes parcourent toute la gamme des nuances capillaires, et qui ont été enlevées sur le front des grâces par le scalpel de l'amour.

«Vous pouvez donc, monsieur et propriétaire, disposer des lambris sous lesquels j'ai habité. Je vous en octroie ma permission ici-bas revêtue de mon seing.

«Alexandre Schaunard.»

Lorsqu'il eut achevé cette épître que l'artiste avait écrite dans le bureau d'un de ses amis, employé au ministère de la guerre, M. Bernard la froissa avec indignation; et comme son regard tomba sur le père Durand, qui attendait la gratification promise, il lui demanda brutalement ce qu'il faisait là.

– J'attends, monsieur!

– Quoi?

– Mais la générosité que monsieur… à cause de la bonne nouvelle! Balbutia le portier.

– Sortez. Comment, drôle! Vous restez devant moi la tête couverte!

– Mais, Monsieur…

– Allons, pas de réplique, sortez, ou plutôt, non, attendez-moi. Nous allons monter dans la chambre de ce gredin d'artiste, qui déménage sans me payer.

– Comment, fit le portier, M. Schaunard?…

– Oui, continue le propriétaire, dont la fureur allait comme chez Nicollet. Et s'il a emporté le moindre objet, je vous chasse, entendez-vous? Je vous châââsse.

– Mais c'est impossible, ça, murmura le pauvre portier. M. Schaunard n'est pas déménagé; il est allé chercher de la monnaie pour payer monsieur, et commander la voiture qui doit emporter ses meubles.

– Emporter ses meubles! Exclama M. Bernard; courons, je suis sûr qu'il est en train; il vous a tendu un piége pour vous éloigner de votre loge et faire son coup, imbécile que vous êtes.

– Ah! mon Dieu! Imbécile que je suis! s'écria le père Durand tout tremblant devant la colère olympienne de son supérieur qui l'entraînait dans l'escalier.

Comme ils arrivaient dans la cour, le portier fut apostrophé par le jeune homme au chapeau blanc.

– Ah çà! Concierge, s'écria-t-il, est-ce que je ne vais pas bientôt être mis en possession de mon domicile? Est-ce aujourd'hui le 8 avril? N'est-ce pas ici que j'ai loué, et ne vous ai-je pas donné le denier à Dieu, oui ou non?

– Pardon, monsieur, pardon, dit le propriétaire, je suis à vous. Durand, ajouta-t-il en se tournant vers son portier, je vais répondre moi-même à Monsieur. Courez là-haut, ce gredin de Schaunard est sans doute rentré pour faire ses paquets; vous l'enfermerez si vous le surprenez, et vous redescendrez pour aller chercher la garde.

Le père Durand disparut dans l'escalier.

– Pardon, monsieur, dit en s'inclinant le propriétaire au jeune homme avec qui il était resté seul, à qui ai-je l'avantage de parler?

– Monsieur, je suis votre nouveau locataire; j'ai loué une chambre dans cette maison au sixième, et je commence à m'impatienter que ce logement ne soit pas vacant.

– Vous me voyez désolé, monsieur, répliqua M. Bernard, une difficulté s'élève entre moi et un de mes locataires, celui que vous devez remplacer.

– Monsieur, monsieur! s'écria d'une fenêtre située au dernier étage de la maison, le père Durand; M. Schaunard n'y est pas… mais sa chambre y est… Imbécile que je suis, je veux dire qu'il n'a rien emporté, pas un cheveu, monsieur.

– C'est bien, descendez, répondit M. Bernard. Mon Dieu reprit-il en s'adressant au jeune homme, un peu de patience, je vous prie. Mon portier va descendre à la cave les objets qui garnissent la chambre de mon locataire insolvable, et dans une demi-heure vous pourrez en prendre possession; d'ailleurs vos meubles ne sont pas encore arrivés.

– Pardon, monsieur, répondit tranquillement le jeune homme.

M. Bernard regarda autour de lui et n'aperçut que les grands paravents qui avaient déjà inquiété son portier.

– Comment! Pardon… comment… murmura-t-il, mais je ne vois rien.

– Voilà, répondit le jeune homme en déployant les feuilles du chassis et en offrant à la vue du propriétaire ébahi un magnifique intérieur de palais avec colonnes de jaspe, bas-reliefs, et tableaux de grands maîtres.

– Mais vos meubles? demanda M. Bernard.

– Les voici, répondit le jeune homme en indiquant le mobilier somptueux qui se trouvait peint dans le palais qu'il venait d'acheter à l'hôtel Bullion, où il faisait partie d'une vente de décorations d'un théâtre de société…