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L'amour rôde dans mon quartier,

Il faut tenir ma porte ouverte.

Ce refrain dans la bouche de Jacques, c'était encore un souvenir, mais aussi c'était déjà une chanson; et peut-être, sans s'en douter, Jacques fit-il ce soir-là le premier pas dans ce chemin de transition qui de la tristesse mène à la mélancolie, et de là à l'oubli. Hélas! Quoi qu'on veuille et quoi qu'on fasse, l'éternelle et juste loi de la mobilité le veut ainsi.

De même que les fleurs qui, nées peut-être du corps de Francine, avaient poussé sur sa tombe, des séves de jeunesse fleurissaient dans le cœur de Jacques, où les souvenirs de l'amour ancien éveillaient de vagues aspirations vers de nouvelles amours. D'ailleurs, Jacques était de cette race d'artistes et de poëtes qui font de la passion un instrument de l'art et de la poésie, et dont l'esprit n'a d'activité qu'autant qu'il est mis en mouvement par les forces motrices du cœur. Chez Jacques, l'invention était vraiment fille du sentiment, et il mettait une parcelle de lui-même dans les plus petites choses qu'il faisait. Il s'aperçut que les souvenirs ne lui suffisaient plus, et que, pareil à la meule qui s'use elle-même quand le grain lui manque, son cœur s'usait faute d'émotion. Le travail n'avait plus de charmes pour lui; l'invention, jadis fiévreuse et spontanée, n'arrivait plus que sous l'effort de la patience; Jacques était mécontent, et enviait presque la vie de ses anciens amis les Buveurs d'eau.

Il chercha à se distraire, tendit la main aux plaisirs, et se créa de nouvelles liaisons. Il fréquenta le poëte Rodolphe, qu'il avait rencontré dans un café, et tous deux se prirent d'une grande sympathie l'un pour l'autre. Jacques lui avait expliqué ses ennuis; Rodolphe ne fut pas bien longtemps à en comprendre le motif.

– Mon ami, lui dit-il, je connais ça… et lui frappant la poitrine à l'endroit du cœur, il ajouta: vite et vite, il faut rallumer le feu là-dedans; ébauchez sans retard une petite passion, et les idées vous reviendront.

– Ah! dit Jacques, j'ai trop aimé Francine.

– Ça ne vous empêchera pas de l'aimer toujours. Vous l'embrasserez sur les lèvres d'une autre.

– Oh! dit Jacques; seulement, si je pouvais rencontrer une femme qui lui ressemblât!… et il quitta Rodolphe tout rêveur.

Six semaines après, Jacques avait retrouvé toute sa verve, rallumée aux doux regards d'une jolie fille qui s'appelait Marie, et dont la beauté maladive rappelait un peu celle de la pauvre Francine. Rien de plus joli en effet que cette jolie Marie, qui avait dix-huit ans moins six semaines, comme elle ne manquait jamais de le dire. Ses amours avec Jacques étaient nées au clair de la lune, dans le jardin d'un bal champêtre, au son d'un violon aigre, d'une contre-basse phthisique et d'une clarinette qui sifflait comme un merle. Jacques l'avait rencontrée un soir, où il se promenait gravement autour de l'hémicycle réservé à la danse. En le voyant passer roide, dans son éternel habit noir boutonné jusqu'au cou, les bruyantes et jolies habituées de l'endroit, qui connaissaient l'artiste de vue, se disaient entre elles:

– Que vient faire ici ce croque-mort? Y a-t-il donc quelqu'un à enterrer?

Et Jacques marchait toujours isolé, se faisant intérieurement saigner le cœur aux épines d'un souvenir dont l'orchestre augmentait la vivacité, en exécutant une contredanse joyeuse qui sonnait aux oreilles de l'artiste, triste comme un De Profundis. Ce fut au milieu de cette rêverie qu'il aperçut Marie qui le regardait dans un coin, et riait comme une folle en voyant sa mine sombre. Jacques leva les yeux, et entendit à trois pas de lui cet éclat de rire en chapeau rose. Il s'approcha de la jeune fille, et lui adressa quelques paroles auxquelles elle répondit; il lui offrit son bras pour faire un tour de jardin, elle accepta. Il lui dit qu'il la trouvait jolie comme un ange, elle se le fit répéter deux fois; il lui vola des pommes vertes qui pendaient aux arbres du jardin, elle les croqua avec délices en faisant entendre ce rire sonore qui semblait être la ritournelle de sa constante gaieté. Jacques pensa à la bible et songea qu'on ne devait jamais désespérer avec aucune femme, et encore moins avec celles qui aimaient les pommes. Il fit avec le chapeau rose un nouveau tour de jardin, et c'est ainsi qu'étant arrivé seul au bal il n'en était point revenu de même.

Cependant Jacques n'avait pas oublié Francine: suivant les paroles de Rodolphe, il l'embrassait tous les jours sur les lèvres de Marie, et travaillait en secret à la figure qu'il voulait placer sur la tombe de la morte.

Un jour qu'il avait reçu de l'argent, Jacques acheta une robe à Marie, une robe noire. La jeune fille fut bien contente; seulement elle trouva que le noir n'était pas gai pour l'été. Mais Jacques lui dit qu'il aimait beaucoup le noir, et qu'elle lui ferait plaisir en mettant cette robe tous les jours. Marie lui obéit.

Un samedi, Jacques dit à la jeune fille:

– Viens demain de bonne heure, nous irons à la campagne.

– Quel bonheur! fit Marie. Je te ménage une surprise, tu verras; demain il fera du soleil.

Marie passa la nuit chez elle à achever une robe neuve qu'elle avait achetée sur ses économies, une jolie robe rose. Et le dimanche elle arriva, vêtue de sa pimpante emplette, à l'atelier de Jacques.

L'artiste la reçut froidement, brutalement presque.

– Moi qui croyais te faire plaisir en me faisant cadeau de cette toilette réjouie! dit Marie, qui ne s'expliquait pas la froideur de Jacques.

– Nous n'irons pas à la campagne, répondit celui-ci, tu peux t'en aller, j'ai à travailler.

Marie s'en retourna chez elle le cœur gros. En route, elle rencontra un jeune homme qui savait l'histoire de Jacques, et qui lui avait fait la cour, à elle.

– Tiens, Mademoiselle Marie, vous n'êtes donc plus en deuil? Lui dit-il.

– En deuil, dit Marie, et de qui?

– Quoi! Vous ne savez pas? C'est pourtant bien connu; cette robe noire que Jacques vous a donnée…

– Eh bien? dit Marie.

– Eh bien, c'était le deuil: Jacques vous faisait porter le deuil de Francine.

– À compter de ce jour, Jacques ne revit plus Marie.

Cette rupture lui porta malheur. Les mauvais jours revinrent: il n'eut plus de travaux et tomba dans une si affreuse misère, que, ne sachant plus ce qu'il allait devenir, il pria son ami le médecin de le faire entrer dans un hôpital. Le médecin vit du premier coup d'œil que cette admission n'était pas difficile à obtenir. Jacques, qui ne se doutait pas de son état, était en route pour aller rejoindre Francine.

On le fit entrer à l'hôpital Saint-Louis.

Comme il pouvait encore agir et marcher, Jacques pria le directeur de l'hôpital de lui donner une petite chambre dont on ne se servait point, pour qu'il pût y aller travailler. On lui donna la chambre, et il y fit apporter une selle, des ébauchoirs et de la terre glaise. Pendant les quinze premiers jours il travailla à la figure qu'il destinait au tombeau de Francine. C'était un grand ange aux ailes ouvertes. Cette figure, qui était le portrait de Francine, ne fut pas entièrement achevée, car Jacques ne pouvait plus monter l'escalier, et bientôt il ne put plus quitter son lit.

Un jour, le cahier de l'externe lui tomba entre les mains, et Jacques, en voyant les remèdes qu'on lui ordonnait, comprit qu'il était perdu; il écrivit à sa famille, et fit appeler la sœur Sainte-Geneviève, qui l'entourait de tous ses soins charitables.

– Ma sœur, lui dit Jacques, il y a là-haut, dans la chambre que vous m'avez fait prêter, une petite figure en plâtre; cette statuette, qui représente un ange, était destinée à un tombeau, mais je n'ai pas le temps de l'exécuter en marbre. Pourtant, j'en ai un beau morceau chez moi, du marbre blanc veiné de rose. Enfin… ma sœur, je vous donne ma petite statuette pour mettre dans la chapelle de la communauté.