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– Mais, milord, dit Schaunard, il y a un moyen de vous débarrasser de cette bête: c'est le persil. Tous les chimistes n'ont qu'un cri pour déclarer que cette plante potagère est l'acide prussique de ces animaux; faites hacher du persil sur vos tapis, et faites-les secouer par la fenêtre sur la cage de Coco: il expirera absolument comme s'il avait été invité à dîner par le pape Alexandre VI.

– J'y ai pensé, mais le bête est gardé, répondit l'Anglais; le piano est plus sûr.

Schaunard regarda l'Anglais, et ne comprit pas tout d'abord.

– Voici ce que je avais combiné, reprit l'Anglais. La comédienne et son bête dormaient jusqu'à midi. Suivez bien mon raisonnement…

– Allez, fit Schaunard, je lui marche sur les talons.

– Je avais entrepris de lui troubler le sommeil. La loi de ce pays me autorise à faire de la musique depuis le matin jusqu'au soir. Comprenez-vous ce que je attends de vous?…

– Mais, dit Schaunard, ce ne serait pas déjà si désagréable pour la comédienne, si elle m'entend jouer du piano toute la journée, et gratis encore. Je suis de première force, et, si j'avais seulement un poumon attaqué…

– Oh! Oh! reprit l'Anglais. Aussi je ne dirai pas à vous de faire de l'excellente musique. Il faudrait seulement taper là-dessus votre instrument. Comme ça, ajouta l'Anglais en essayant une gamme; et toujours, toujours le même chose, sans pitié, monsieur le musicien, toujours la gamme. Je savais un peu le médecine, cela rend fou. Ils deviendront fou là-dessous, c'est là-dessus que je compte. Allons, monsieur, mettez-vous tout de suite; je payerai bien vous.

– Et voilà, dit Schaunard qui avait raconté tous les détails que l'on vient de lire, voilà le métier que je fais depuis quinze jours. Une gamme, rien que la même, depuis sept heures du matin jusqu'au soir. Ce n'est point là précisément de l'art sérieux; mais que voulez-vous, mes enfants, l'Anglais me paye mon tintamarre deux cents francs par mois; faudrait être le bourreau de son corps pour refuser une pareille aubaine. J'ai accepté, et dans deux ou trois jours je passe à la caisse pour toucher mon premier mois.

Ce fut à la suite de ces mutuelles confidences que les trois amis convinrent entre eux de profiter de la commune rentrée de fonds, pour donner à leurs maîtresses l'équipement printanier que la coquetterie de chacune convoitait depuis si longtemps. On était convenu, en outre, que celui qui toucherait son argent le premier attendrait les autres, afin que les acquisitions se fissent en même temps, et que mesdemoiselles Mimi, Musette et Phémie pussent jouir ensemble du plaisir de faire peau neuve, comme disait Schaunard.

Or, deux ou trois jours après ce conciliabule, Rodolphe tenait la corde, son poëme osanore avait été payé, il pesait quatre-vingts francs. Le surlendemain, Marcel avait émargé chez Médicis le prix de dix-huit portraits de caporaux, à six francs.

Marcel et Rodolphe avaient toutes les peines du monde à dissimuler leur fortune.

– Il me semble que je sue de l'or, disait le poëte.

– C'est comme moi, fit Marcel. Si Schaunard tarde longtemps, il me sera impossible de continuer mon rôle de Crésus anonyme.

Mais le lendemain même les bohèmes virent arriver Schaunard, splendidement vêtu d'une jaquette en nankin jaune d'or.

– Ah! mon Dieu, s'écria Phémie, éblouie en voyant son amant si élégamment relié, où as-tu trouvé cet habit-là?

– Je l'ai trouvé dans mes papiers, répondit le musicien en faisant un signe à ses deux amis pour qu'ils eussent à le suivre. J'ai touché leur dit-il, quand ils furent seuls. Voici les piles, et il étala une poignée d'or.

– Eh bien, s'écria Marcel, en route! Allons mettre les magasins au pillage! Comme Musette va être heureuse!

– Comme Mimi sera contente! ajouta Rodolphe.

Allons, viens-tu, Schaunard?

– Permettez-moi de réfléchir, répondit le musicien. En couvrant ces dames des mille caprices de la mode, nous allons peut-être faire une folie. Songez-y. Quand elles ressembleront aux gravures de l'Écharpe d'Iris, ne craignez-vous pas que ces splendeurs n'exercent une déplorable influence sur leur caractère? Et convient-il à des jeunes hommes comme nous d'agir avec les femmes comme si nous étions des Mondors caducs et ridés? Ce n'est pas que j'hésite à sacrifier quatorze ou dix-huit francs pour habiller Phémie; mais je tremble; quand elle aura un chapeau neuf elle ne voudra plus me saluer peut-être! Une fleur dans ses cheveux, elle est si bien! Qu'en penses-tu, philosophe? interrompit Schaunard en s'adressant à Colline qui était entré depuis quelques instants.

– L'ingratitude est fille du bienfait, dit le philosophe.

– D'un autre côté, continua Schaunard, quand vos maîtresses seront bien mises, quelle figure ferez-vous à leur bras dans vos costumes délabrés? Vous aurez l'air de leurs femmes de chambre. Ce n'est pas pour moi que je dis cela, interrompit Schaunard en se carrant dans son habit de nankin; car, Dieu merci, je puis me présenter partout maintenant.

Cependant, malgré l'esprit d'opposition de Schaunard, il fut convenu de nouveau que l'on dépouillerait le lendemain tous les bazars du voisinage au bénéfice de ces dames.

Et le lendemain matin, en effet, à l'heure même où nous avons vu, au commencement de ce chapitre, Mademoiselle Mimi se réveiller très-étonnée de l'absence de Rodolphe, le poëte et ses deux amis montaient les escaliers de l'hôtel, accompagnés par un garçon des Deux Magots et par une modiste, qui portaient des échantillons. Schaunard, qui avait acheté la fameuse trompe, marchait devant en jouant l'ouverture de la Caravane.

Musette et Phémie, appelées par Mimi qui habitait l'entresol, sur la nouvelle qu'on leur apportait des chapeaux et des robes, descendirent les escaliers avec la rapidité d'une avalanche. En voyant toutes ces pauvres richesses étalées devant elles, les trois femmes faillirent devenir folles de joie. Mimi était prise d'une quinte d'hilarité et sautait comme une chèvre, en faisant voltiger une petite écharpe de barége. Musette s'était jetée au cou de Marcel, ayant dans chaque main une petite bottine verte, qu'elle frappait l'une contre l'autre comme des cymbales. Phémie regardait Schaunard en sanglotant, elle ne savait que dire:

– Ah! Mon Alexandre, mon Alexandre!

– Il n'y a point de danger qu'elle refuse les présents d'Artaxercès, murmurait le philosophe Colline.

Après le premier élan de joie passé, quand les choix furent faits et les factures acquittées, Rodolphe annonça aux trois femmes qu'elles eussent à s'arranger pour essayer leur toilette nouvelle le lendemain matin.

– On ira à la campagne, dit-il.

– La belle affaire! s'écria Musette, ce n'est point la première fois que j'aurais acheté, taillé, cousu et porté une robe le même jour. Et d'ailleurs nous avons la nuit. Nous serons prêtes, n'est-ce pas, mesdames?

– Nous serons prêtes! s'écrièrent à la fois Mimi et Phémie.

Sur-le-champ elles se mirent à l'œuvre, et pendant seize heures, elles ne quittèrent ni les ciseaux ni l'aiguille.

Le lendemain matin était le premier jour du mois de mai. Les cloches de pâques avaient sonné depuis quelques jours la résurrection du printemps, et de tous les côtés il arrivait empressé et joyeux; il arrivait, comme dit la ballade allemande, léger ainsi que le jeune fiancé qui va planter le mai sous la fenêtre de sa bien-aimée. Il peignait le ciel en bleu, les arbres en vert, et toutes choses en belles couleurs. Il réveillait le soleil engourdi qui dormait couché dans son lit de brouillards, la tête appuyée sur les nuages gros de neige qui lui servaient d'oreiller et il lui criait: ha! hé! l'ami! c'est l'heure, et me voici! vite à la besogne! Mettez sans plus de retard votre bel habit fait de beaux rayons neufs, et montrez-vous tout de suite à votre balcon pour annoncer mon arrivée.

Sur quoi, le soleil s'était en effet mis en campagne, et se promenait fier et superbe comme un seigneur de la cour. Les hirondelles, revenues de leur pèlerinage d'orient, emplissaient l'air de leur vol; l'aubépine blanchissait les buissons; la violette embaumait l'herbe des bois, où l'on voyait déjà tous les oiseaux sortir de leurs nids avec un cahier de romances sous leurs ailes. C'était le printemps en effet, le vrai printemps des poëtes et des amoureux, et non pas le printemps de Matthieu Laensberg, un vilain printemps qui a le nez rouge, l'onglée aux doigts, et qui fait encore frissonner le pauvre au coin de son âtre, où les dernières cendres de sa dernière bûche sont depuis longtemps éteintes. Les brises attiédies couraient dans l'air transparent, et semaient dans la ville les premières odeurs des campagnes environnantes. Les rayons du soleil, clairs et chaleureux, allaient frapper aux vitres des fenêtres. Au malade ils disaient: ouvrez, nous sommes la santé! Et dans la mansarde de la fillette penchée à son miroir, cet innocent et premier amour des plus innocentes, ils disaient: ouvre, la belle, que nous éclairions ta beauté! Nous sommes les messagers du beau temps; tu peux maintenant mettre ta robe de toile, ton chapeau de paille et chausser ton brodequin coquet: voici que les bosquets où l'on danse sont panachés de belles fleurs nouvelles, et les violons vont se réveiller pour le bal du dimanche. Bonjour, la belle!