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Voici quelle était l'histoire des deux cents francs de Schaunard.

Il y avait environ une quinzaine de jours, il était entré chez un éditeur de musique qui lui avait promis de lui trouver, parmi ses clients, soit des leçons de piano, soit des accords.

– Parbleu! dit l'éditeur en le voyant entrer, vous arrivez à propos, on est venu justement aujourd'hui me demander un pianiste. C'est un anglais; je crois qu'on vous payera bien… êtes-vous réellement fort?

Schaunard pensa qu'une contenance modeste pourrait lui nuire dans l'esprit de son éditeur. Un musicien, et surtout un pianiste, modeste, c'est en effet chose rare. Aussi Schaunard répondit-il avec beaucoup d'aplomb:

– Je suis de première force; si j'avais seulement un poumon attaqué, de grands cheveux et un habit noir, je serais actuellement célèbre comme le soleil, et, au lieu de me demander huit cents francs pour faire graver ma partition de la Mort de la jeune fille, vous viendriez m'en offrir trois mille, à genoux, et dans un plat d'argent.

– Il est de fait, poursuivit l'artiste, que mes dix doigts ayant dix ans de travaux forcés sur les cinq octaves, je manipule assez agréablement l'ivoire et les dièses.

Le personnage auquel on adressait Schaunard était un anglais nommé M. Birn'n. Le musicien fut d'abord reçu par un laquais bleu, qui le présenta à un laquais vert, qui le repassa à un laquais noir, lequel l'avait introduit dans un salon où il s'était trouvé en face d'un insulaire accroupi dans une attitude spleenatique qui le faisait ressembler à Hamlet, méditant sur le peu que nous sommes. Schaunard se disposait à expliquer le motif de sa présence, lorsque des cris perçants se firent entendre et lui coupèrent la parole. Ce bruit affreux qui déchiraient les oreilles était poussé par un perroquet exposé sur un perchoir au balcon de l'étage inférieur.

– Ô le bête, le bête! le bête! murmura l'Anglais en faisant un bond dans son fauteuil, il fera mourir moi.

Et au même instant le volatile se mit à débiter son répertoire, beaucoup plus étendu que celui des jacquots ordinaires; et Schaunard resta confondu lorsqu'il entendit l'animal, excité par une voix féminine, commencer à déclamer les premiers vers du récit de Théramène avec les intonations du conservatoire.

Ce perroquet était le favori d'une actrice en vogue dans son boudoir. C'était une de ces femmes qui, on ne sait ni pourquoi ni comment, sont cotées des prix fous sur le turf de la galanterie, et dont le nom est inscrit sur les menus des soupers de gentilshommes, où elles servent de dessert vivant. De nos jours, cela pose un chrétien d'être vu avec une de ces païennes, qui souvent n'ont d'antique que leur acte de naissance. Quand elles sont jolies, le mal n'est pas grand, après tout: le plus qu'on risque, c'est d'être mis sur la paille pour les avoir mises dans le palissandre. Mais quand leur beauté s'achète à l'once chez les parfumeurs et ne résiste pas à trois gouttes d'eau versées sur un chiffon, quand leur esprit tient dans un couplet de vaudeville, et leur talent dans le creux de la main d'un claqueur, on a peine à s'expliquer comment des gens distingués, ayant quelquefois un nom, de la raison et un habit à la mode, se laissent emporter, par amour du lieu commun, à élever jusqu'au terre-à-terre du caprice le plus banal, des créatures dont leur frontin ne voudrait pas faire sa lisette.

L'actrice en question était du nombre de ces beautés du jour. Elle s'appelait Dolorès et se disait Espagnole, bien qu'elle fut née dans cette Andalousie parisienne qui s'appelle la rue Coquenard. Quoiqu'il n'y ait pas dix minutes de la rue Coquenard à la rue de Provence, elle avait mis sept ou huit ans pour faire le chemin. Sa prospérité avait commencé au fur et à mesure de sa décadence personnelle. Ainsi, le jour où elle fit poser sa première fausse dent, elle eut un cheval, et deux chevaux le jour où elle fit poser la seconde. Actuellement elle menait grand train, logeait dans un Louvre, tenait le milieu de la chaussée les jours de Longchamp, et donnait des bals où tout Paris assistait. Le tout Paris de ces dames? C'est-à-dire cette collection d'oisifs courtisans de tous les ridicules et de tous les scandales; le tout Paris joueur de lansquenet et de paradoxes, les fainéants de la tête et du bras, tueurs de leur temps et de celui des autres; les écrivains qui se font hommes de lettres pour utiliser les plumes que la nature leur a mises sur le dos; les bravi de la débauche, les gentilshommes biseautés, les chevaliers d'ordre mystérieux, toute la Bohème hantée, venue on ne sait d'où et y retournant; toutes les créatures notées et annotées; toutes les filles d'Ève qui vendaient jadis le fruit maternel sur un éventaire, et qui le débitent maintenant dans des boudoirs; toute la race corrompue, du lange au linceul, qu'on retrouve aux premières représentations avec Golconde sur le front et le Tibet sur les épaules, et pour qui cependant fleurissent les premières violettes du printemps et les premières amours des adolescents. Tout ce monde-là, que les chroniques appellent tout Paris, était reçu chez Mademoiselle Dolorès, la maîtresse du perroquet en question.

Cet oiseau, que ses talents oratoires avaient rendu célèbre dans tout le quartier, était devenu peu à peu la terreur des plus proches voisins. Exposé sur le balcon, il faisait de son perchoir une tribune où il tenait, du matin jusqu'au soir, des discours interminables. Quelques journalistes liés avec sa maîtresse lui ayant appris certaines spécialités parlementaires, le volatile était devenu d'une force surprenante sur la question des sucres. Il savait par cœur le répertoire de l'actrice et le déclamait de façon à pouvoir la doubler elle-même en cas d'indisposition. En outre, comme celle-ci était polyglotte dans ses sentiments et recevait des visites de tous les coins du monde, le perroquet parlait toutes les langues et se livrait quelquefois dans chaque idiome à des blasphèmes qui eussent fait rougir les mariniers à qui Vert-Vert dut son éducation avancée. La société de cet oiseau, qui pouvait être instructive et agréable pendant dix minutes, devenait un supplice véritable quand elle se prolongeait. Les voisins s'étaient plaints plusieurs fois; mais l'actrice les avait insolemment renvoyés des fins de leur plainte. Deux ou trois locataires, honnêtes pères de famille, indignés des mœurs relâchées auxquelles les indiscrétions du perroquet les initiaient, avaient même donné congé au propriétaire, que l'actrice avait su prendre par son faible.

L'anglais chez lequel nous avons vu entrer Schaunard avait pris patience pendant trois mois.

Un jour, il déguisa sa fureur qui venait d'éclater sous un grand costume d'apparat; et tel qu'il se fût présenté chez la reine Victoria un jour de baisemain, à Windsor, il se fit annoncer chez Mademoiselle Dolorès.

En le voyant entrer, celle-ci pensa d'abord que c'était Hoffmann dans son costume de lord Spleen; et, voulant faire bon accueil à un camarade, elle lui offrit à déjeuner. L'anglais lui répondit gravement dans un français en vingt-cinq leçons que lui avait appris un réfugié espagnol.

– Je acceptai votre invitation, à la condition que nous mangerons cet oiseau… désagréable, et il désignait la cage du perroquet, qui, ayant déjà flairé un insulaire, l'avait salué en fredonnant le God save the king.

Dolorès pensa que l'Anglais, son voisin, était venu pour se moquer d'elle, et se disposait à se fâcher, quand celui-ci ajouta:

– Comme je étais fort riche, je mettrais le prix à la bête.

Dolorès répondit qu'elle tenait à son oiseau, et qu'elle ne voulait pas le voir passer entre les mains d'un autre.

– Oh! Ce n'était pas dans mes mains que je voulais le mettre, répondit l'Anglais; c'est dessous mes pieds, et il montrait le talon de ses bottes.

Dolorès frémit d'indignation, et allait s'emporter peut-être, lorsqu'elle aperçut, au doigt de l'Anglais, une bague dont le diamant représentait peut-être 2,500 francs de rentes. Cette découverte fut comme une douche tombée sur sa colère. Elle réfléchit qu'il était peut-être imprudent de se fâcher avec un homme qui avait cinquante mille francs à son petit doigt.