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L'opposition fondamentale entre rien et quelque chose tend à se transformer en conflit entre plusieurs manières d'assumer cette opposition. Conformément au principe fondamental Quelque chose est quelque chose parce que rien, L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster comporte Trois tentatives pour réintroduire le tigre mangeur d'hommes dans nos campagnes:

Nulle trace de tigre aujourd'hui dans nos contrées, il y a bien longtemps que son cri ne s'est élevé dans la nuit […]. C'est à quoi Moindre ne peut se résoudre. Car le silence de la nuit même, empli d'une sourde menace, évoquait le tigre aux pattes de velours, la campagne était parcourue de frissons. Les hommes à son contact gagnèrent en humanité: leurs sens perpétuellement en alerte s'aiguisaient, s'affinaient, et la musique profitait de cette acuité nouvelle, la douceur des caresses n'a pas d'autre origine.

La campagne n'est vraiment la campagne que lorsqu'elle est peuplée de tigres, concluait Moindre, la nuit n'est vraiment la nuit que lorsque les tigres la hantent, l'homme n'est vraiment un homme que dans le voisinage du tigre. Il s'agit en apparence d'un jeu consistant à tenter d'étayer logiquement ce paradoxe: la sauvagerie garantit la civilisation. Mais l'opposition apparaît plus radicale dans le dernier paragraphe de la citation: le tigre dévorateur fonde chaque chose dans son être. Moindre échoue, ou plutôt réussit trop bien. Le fauve s'acclimate si bien qu'il s'apprivoise, la grande angoisse, comme dirait Laforgue, tourne au chagrin domestique: le tigre, finalement, rend service aux veuves, «c'est une présence qui ronronne comme un poêle et dégage aussi bien une chaleur suffisante pour affronter les petits froids». Le tigre de L'Œuvre posthume est un avatar de la mort dans Le Démarcheur, laquelle n'est elle-même qu'une incarnation du rien. Le vide, la mort ou le tigre sont les conditions d'apparition de la singularité. Rien détruit et fait être. En profondeur, Quelque chose et Rien sont une seule et même réalité, de leur étreinte conflictuelle naît l'Être. Naissance unique, qui a toujours eu lieu, éternellement originelle, en laquelle s'accordent le commun sans contenu (Rien) et l’infiniment particulier (Quelque chose, cette chose-ci, qui n'en est aucune autre).

L'homme est celui par qui peut avoir lieu cette naissance. Mais il préfère ne pas le savoir. Demeurer dans l'entre-deux. Dans l'idéal il faudrait ne pas être, tels que nous sommes, un peu matière, un peu esprit, l'un ne cessant de compromettre l'autre. Dans l'idéal, il s'agirait d'être à la fois infiniment conscient (donc absolument rien) et mort (donc une chose, mais une chose proche du rien), comme si c'était la même chose, exactement, qu'être conscient et mort. Mort de conscience, conscient de mort, comme ce personnage qui se demande (situation connue): «suis-je mort ou vivant?»

S'il est mort et qu'il en a conscience, alors il s'étonne de ne pas souffrir. Avoir conscience de soi, c'est avoir mal […]. D’autre part, s’il vivait, il éprouverait aussi une douleur quelconque, on l'a vu, un picotement, un peu froid, un peu faim, vaguement besoin de pisser. Ses conclusions sont extravagantes, ne va-t-il pas jusqu'à supposer un moyen terme entre la vie et la mort, une sorte de cocon létal semblable à celui que l'araignée sur deux pattes tricote pour la mouche, où s'accomplirait la métamorphose en cadavre, où la conscience n'émanerait plus de la souffrance comme d'habitude mais de son absence et se confondrait avec la surprise que cette absence provoque!

Dans l'expérience réelle, cette union, loin d'apparaître fulgurante, violemment contradictoire, se fait sur le mode du tiède et du répétitif: chaque chose entretient à petit feu le néant qui l'habite. Le tigre ronronne au coin du feu. Ma mort même, l'expérience la plus intense, la plus unique du fait que je suis (donc que je puis ne pas être) se débite fatalement au quotidien: Mourir m'enrhume. Ce titre inaugural contient déjà l'œuvre entière. La proximité de la mort continue à susciter ces petites souffrances qui font la conscience, c'est-à-dire la mort impossible: deuil du deuil.

Dans Le Démarcheur, Monge rédige les épitaphes de gens qu'il a traqués et assassinés. Peut-on être un mort-vivant par la littérature? Le langage tue, mais à petit feu. Nos discours parlent du nez. Ainsi le vide, le tigre et la mort constituent-ils en définitive des réservoirs de clichés: engendrant le langage, ils le font tourner en rond, l'entraînent dans leurs cycles répétitifs. Ils font résonner, mais sonner creux tous les mots. Le romantique ou l'exalté (le suicidaire et le mystique, qui se croisent, l'un montant, l'autre chutant, dans Le Démarcheur) cherchent par l'extase à s'arracher au monde des enrhumés, à éprouver pleinement le choc du Rien et du Quelque chose. Mais la culture fait d'eux inexorablement des enrhumés, les transforme en Romantique, en Exalté, les intègre à un genre. Reste une seule voie: faire se télescoper, non pas Rien et Quelque Chose, mais l'Unique et la série, la fulgurance du contradictoire et le petit feu de l'entre-deux. Faire choc en montrant l'impossibilité du choc. La formule «mourir m'enrhume» concentre la dispersion, exprime en même temps l'impossibilité désolante de toute tragédie et la tragédie de cette impossibilité, le fait que, si éventuellement un rhume peut faire mourir, la mort fait advenir ce qui n'est pas la mort. Entre le mourir et le rhume se coince cette petite lettre, ce pronom pas même entier, élidé comme par un excès de discrétion, m', existant dans l'entre-deux, mais existant, au cœur de la production verbale du rhume par le mourir.

Si le rien pris comme valeur perd toute sa force révélatrice, la littérature est condamnée à se sacrifier à son propre travail. La destruction de l'objet débouche inévitablement sur une autodestruction du texte. Le magicien se suicide s'il révèle ses trucs. Marson tente de suicider Pilaster lorsqu'il présente l'édition rassemblant «les chutes, les scories, le rebut» du recueil de son ami intitulé Autant d'hippocampes:

La plupart de ces formules sont en somme de simples définitions métaphoriques de construction classique, reposant sur l'analogie ou l'association d'idées, comme chacun peut s'amuser à en écrire. L'exercice est divertissant. Voici comment l'on procède. Considérons par exemple une girafe: nous remarquons d'abord son très long cou rigide, incliné obliquement vers l'avant. Nous savons par ailleurs qu'elle se nourrit volontiers de feuilles arrachées aux plus hautes branches. L'ensemble peut donc évoquer une échelle appuyée contre un tronc par une gourmande. Il s'agit alors de ramasser ces informations dans une phrase brève, afin d'obtenir quelque chose du genre: on reconnaît la girafe à ceci: c'est elle qui reste au sol pour tenir les pieds de l'échelle tout en haut de laquelle elle est juchée et mâche en sécurité de tendres feuilles.

Et Marson d'ajouter que «la structure inoxydable» de ce genre de procédé (aussi typique de Chevillard que de Pilaster) «n'est pas sans rappeler celle du gaufrier – on y verse la pâte: ça ne peut pas rater». D'ailleurs, sa «portée philosophique est nulle» et «sa portée poétique presque aussi courte». En fait, ça rate et ça ne rate pas, ou plutôt le ratage devient une condition de la réussite. Marson et Pilaster jouent ici les rôles du clown blanc et de l'auguste. Le premier retire l'échelle au second qui tente de s'accrocher au pinceau – ou plus exactement à la plume. Cela fait partie du numéro. En effet, en dévoilant les «trucs» de son partenaire, la métaphore et la concentration d'informations multiples, Marson paraît banaliser d'avance son exploit, dont il dénonce le caractère indéfiniment reproductible. C'est sur le fond de cette banalité que se dégage la singularité de l'image produite malgré tout, dont l'effet ne se résume pas à la formule livrée par Marson. Le lecteur est prévenu, son attention est attirée dans une direction précise, ce qui facilite l'escamotage. Tout paraît en effet converger vers une définition métaphorique lapidaire de la girafe, dans le genre du Bestiaire de Jules Renard. Le présentatif ouvrant la formule, «c'est elle qui», semble insister sur l'idée que le texte a pour fonction d'établir «poétiquement» l'identité de son objet. En fait, le «c'est elle» joue dans l'affaire le rôle du comparse en apparence serviable, qui tient l'échelle mais va se charger de l'ôter. L'emploi du présentatif suggère le choix d'un objet unique, parmi une pluralité d'objets similaires tacitement écartés. En d'autres termes, «c'est elle» dénote l'Un (la singularité) mais connote l'autre. Du côté de l'Un, la formule insiste ostensiblement sur sa propre cohérence: elle déploie un jeu d'articulations (prépositions, conjonctions, relatifs) qui rendent sensibles l'interdépendance et la coordination de ses membres. Le thème lui-même (rester au sol, tenir l'échelle) implique solidité, assurance ontologique. L'acrobatie verbale n'en sera que plus surprenante. Car la multiplicité même des articulations, en donnant l'illusion de l'unité, empêche de distinguer nettement à quel moment, dans la phrase, on passe de l'un à l'autre, de la girafe qui tient l'échelle à la même girafe qui en même temps est perchée au sommet. On croyait être encore au sol, on est déjà dans les airs. Comme dans un numéro de jongleur, où les quilles volent en tous sens, on perçoit bien le rythme et la continuité des gestes, mais on n'a pas le loisir d'en comprendre la loi d'enchaînement. Le plaisir est provoqué par cette sensation double de l'unité d'un mouvement dont en même temps la complexité submerge le spectateur. Il sait que, si cette complexité maîtrisée est à sa portée, a été calculée et pourrait être analysée, en même temps sa réalisation presque instantanée défie l'analyse.