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Au lieu d'étendre une chose hors d'elle-même, comme la girafe, on peut aussi, symétriquement, étirer le rien à l'infini jusqu'à tout lui faire assumer. Dans Conférence avec projection, l'orateur imaginé par Pilaster traite de l'avancée du désert. Emporté par son sujet, il finit par décrire une apocalypse sablonneuse, et, à mesure qu'il parle, cette montée irrépressible du sable se réalise:

Le désert […] vaincra les sommets réputés inaccessibles et les neiges éternelles rentreront dans le siècle pour disparaître avec lui, évaporées, il comblera les ravins, les précipices, les gouffres sans fond, ensevelira l'ours dans sa caverne et les chamois rattrapés en plein bond dessineront autant de dunes parfaites, le sable […] absorbera les lacs, les fleuves sauvages, les océans… (Tout en parlant il saisit la carafe. Elle est pleine de sable. Il remplit son verre machinalement et le porte à ses lèvres. Il recrache le sable en toussant et lâche son verre […].)

… il nous assoiffera, nous affamera, il nous brûlera la peau et les poumons, il enflammera nos cheveux, […] et plutôt que de laisser nos cris se perdre dans son immensité, il les étouffera au fond de notre gorge […], nul n'y échappera, chaque homme est unique pour le sable, chaque homme est digne d'attention, d'efforts, de patience, chaque homme compte à l'égal de tous les autres.

L'uniformité désertique anéantit chaque chose en particulier, dit le conférencier. Le vide désertique ne laisse rien perdre de ce que précisément il perd. La plus belle image de cette relation étroite entre uniformité et particularité est celle de la courbe du saut d'un chamois devenant la ligne d'une dune. Le saut n'est pas même un objet, mais un mouvement. La courbe n'est pas même un mouvement, mais une forme. Quoi de plus unique, de plus insaisissable, mais en même temps de plus réel que cette courbe? Le désert, en l'ensevelissant avec le reste, la devient et la fait apparaître. Or, cette relation n'existe pas dans la réalité. La fiction de l'avancée du désert, ce ne sont que des mots, mais dans ces mots l'ours devient l'ours, l'homme s'humanise. C'est pourquoi la conférence réalise ce dont elle parle, et, faisant advenir quelque chose, se détruit dans ce qu'elle fait advenir, en une coïncidence impossible du fait et de la représentation, coïncidence qui devrait être le seul fait, final et originel, le discours entre les deux ne constituant que le chemin permettant à ce qui est déjà de revenir à soi:

(La dernière diapositive est une vue de la salle de conférence telle qu 'elle apparaît simultanément: une vaste étendue de sable balayée par le vent, quelques sièges visibles encore, à demi enfouis.)

C'est pourquoi l'autre face de l'étendue du rien serait la non-étendue: la coïncidence parfaite avec soi est une disparition. Dans Préhistoire, la grotte préhistorique avec ses peintures représente bien cet accord et ce conflit entre apparition et disparition dans l'œuvre même:

(le souffle du peintre attaquait déjà, au moment même de leur exécution, les figures que sa main formait, car l'homme qui respire ne peut regarder sans effroi l'œuvre qu'il crée et qui lui survivra, et son ambition de durer à travers elle est obscurément combattue par le désir contraire, de l'anéantir tant qu'elle est en son pouvoir, tant qu'il est encore le plus fort, raison pour laquelle les œuvres finissent à leur tour par mourir, usées ou détruites, elles portaient ce désir de mort en elles depuis le premier instant de leur conception – mais je n'ai ouvert cette parenthèse que pour en arriver là, j'y suis, et la refermer violemment.)

L'écrivain est confronté au même problème que le mystique et le suicidaire: atteindre l'intensité dans cet instant sans étendue et sans durée, suspendu entre être et néant. Tout discours s'étale et se soumet aux lois de l'entropie. L'écrivain devrait toujours être un magicien qui tire un lapin de son chapeau. La tension de tous les livres de Chevillard en direction du fragment, du haïku dessine ainsi une asymptote vers l'instantané, sans continuité, sans suite et sans préparation, une parole qui n'occuperait aucun espace et ne prendrait pas de temps. Cette tension engendre infatigablement un humour proprement ravageur:

En réalité, Marcel Proust ayant bu la tasse écrivit A la recherche du temps perdu en une fraction de seconde.

La formule gnomique cherche à limiter les dégâts par des noyaux de complexité, des singularités au sein desquelles, comme dans les singularités astrophysiques, les lois de notre univers (en particulier celles du temps) ne seraient plus valables. Dans ces singularités de langage, la densité doit être proche de l'infini, et il doit être impossible à un observateur extérieur de savoir ce qui s'y passe, bien qu'il puisse en mesurer les effets dans son propre univers. Une singularité de langage (la singularité-girafe ou la singularité-Eve) ne peut que se déployer dans l'espace et dans le temps de la lecture. Mieux: ce déploiement dans l'espace et dans le temps est précisément ce dont elle parle; nous appelons cela sa signification (la girafe étirée du haut en bas de l'échelle qu'elle est, Eve s'extrayant d'un tube mais ne parvenant pas à naître pleinement dans notre univers voué au serpent de la redite, justement parce que sa naissance implique déjà un étirement). Mais la singularité a tendance à s'effondrer sur elle-même. Au lieu de se disperser à l'extérieur, elle attire vers elle sans cesse le matériau dont elle s'alimente: l'attention. Le lecteur parcourant un texte au sein duquel se trouve l'une de ces singularités, concetto, aphorisme, paradoxe, a le choix entre deux attitudes: soit il s'y arrête pour essayer de comprendre comment l'objet est fabriqué, alors il entre en gravitation autour de ces systèmes isolés qui tournent sur eux-mêmes; soit il réagit au passage (généralement par le sourire) et poursuit, laissant alors derrière lui un noyau de langage autonome, non pleinement consommé dans le travail entropique de la lecture.

Pourquoi alors ne pas se contenter de recueils d'aphorismes? Pourquoi raconter? C'est que le texte doit mettre en relation la mort (l'écrasement du suicidaire, l'assomption du mystique) et le rhume. Le haïku et la formule, en nous plongeant immédiatement dans le conflit du Rien et du Quelque chose, nous mentent puisqu'ils ne partent pas de la réalité de notre expérience sans immédiateté et sans intensité, faite d'une usure infinie. Si l'usure nous masque la violence du Rien, et par conséquent les choses, elle la met en œuvre en même temps.

La narration, se déroulant dans le temps, implique redites et baisses d'intensité. La narration traitée par Chevillard use d'aberrations temporelles: inversion, circularité, transformations accélérées. Tout récit ordinaire découpe une tranche temporelle à l'intérieur de laquelle une certaine stabilité peut se maintenir, donc où il y a du sens. Chevillard, partisan du caoutchouc et de ses possibilités indéfinies de transformation, étire le temps vers l'infini. Dans la perspective de l'infini, tout devient possible. Revoici l'indispensable girafe:

le hasard justement et ses lois aveugles, le faux pas d'une girafe dans la savane provoque un enchaînement de faits absurdes qui aboutira au divorce d'un couple de Norvégiens, après trente ans de vie commune et de bonheur égal, c'est à n'y rien comprendre, alors même qu'ils venaient d'acquérir un magnifique appartement en plein cœur d'Oslo, et ce divorce non plus ne sera pas sans conséquence pour le monde, le cours des choses s'en trouvera modifié, à des milliers de kilomètres de là, dans une autre savane, une autre girafe trébuchera sur un autre caillou.