Auteur d'opérettes, Novarina demeure un écrivain, semblable à tous les autres écrivains. Comme écrivain, il vit cette situation paradoxale qui consiste à se sauver par l'intermédiaire d'une œuvre où rien n'est sauvé, à préserver sa dignité grâce à l'indignité littéraire. Écrire consiste à chercher l'impropre et la désappropriation. Ce faisant, l'écrivain bâtit une œuvre. Il se l'approprie, il devient ce qu'elle est. L'opérette, ce «diminutif», constitue une réponse à cette appropriation. La nécessité esthétique de l'opérette est aussi une nécessité éthique. C'est par un art indigne et idiot que la faute d'être écrivain peut trouver sa rédemption. Quête vouée à l'échec: on est toujours rattrapé par la propriété. Du moins peut-on tenter, avec obstination, de lui échapper. L'art idiot de Novarina, dans lequel la conscience et le savoir aspirent à devenir autres, mobilisent toutes leurs ressources pour se dépasser, est à l'exact opposé de l'ordinaire et satisfaite bêtise.
L'ŒUVRE ANTHUME D'ÉRIC CHEVILLARD
Le terme «roman» ne correspond pas à grand-chose dans le cas des ouvrages d'Éric Chevillard. Ces textes, plus descriptifs que narratifs, semblent aborder des sujets très différents: Mourir m'enrhume (1987), l'agonie d'un vieillard; Le Démarcheur (1988), le travail d'un rédacteur d'épitaphes; Palafox (1990), la chasse d'un animal improbable susceptible d'être n'importe quel animal; Le Caoutchouc décidément (1992), le projet d'un inventeur fou qui veut refaire le monde en supprimant toute habitude, redite ou loi; Préhistoire (1994), les occupations du gardien d'une grotte; Au plafond, la vie quotidienne d'un groupe d'individus occupant, tête en bas, le plafond d'un appartement bourgeois; L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster (1999), la publication des textes inédits d'un écrivain par un critique vindicatif. La Nébuleuse du crabe (1993) et Un fantôme (1995), textes résolument fragmentaires, donnent des aperçus sur le personnage saugrenu et protéiforme de Crab. Les Absences du Capitaine Cook (2001) est impossible à décrire. On y suit un personnage appelé «notre homme» dans une suite ininterrompue de coq-à-1'âne. Ces «sujets» sont des non-sujets, variantes d'une situation unique: la confrontation d'un discours et d'un objet fuyant. Ils mettent en scène une contradiction, un conflit: la mort dans la vie pour Mourir m'enrhume, la vie dans la mort pour Le Démarcheur, le plafond contre le plancher dans Au plafond, la critique contre la création dans L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster. Toute isotopie, toute cohérence de la représentation se trouve sapée. On ne sait plus où prendre appui. Le livre sur rien version Chevillard s'ouvre sur une table rase. On en a ôté histoire, société, psychologie. L'œuvre s'inaugure par le récit d'une agonie (Mourir m'enrhume), se poursuit avec le portrait d'un personnage dont le métier consiste à produire du texte avec la mort (Le Démarcheur), comme si un deuil était à accomplir pour que les mots soient possibles. Tous les livres qui suivent s'enracinent dans une version particulière de la négation (mort, impossibilité, folie).
Chacun de ces ouvrages constitue un petit laboratoire où l'on manipule les substances les plus diverses, de la girafe à l'asphalte, de l'œuf à l'éléphant, pour fabriquer des composés inédits. Activité purement ludique, qui ressemble aux occupations des enfants: rien n'est plus gratuit, rien n'est plus sérieux. Pour alimenter cette rêverie, «il suffit, somme toute, d'avoir entrevu sa mère nue, un cercueil ouvert, renversé du lait, crevé un ballon, soufflé sur le feu, et de s'en souvenir en même temps». Comment, dans cette atmosphère d'irréalité, pourrait-on toucher aux choses mêmes?
Dans l'univers de Chevillard, la conscience exerce une force dévastatrice. Par nature, elle nie. Rien ne lui paraît sérieux, justifié, nécessaire. Conscience malheureuse, donc, dans sa nostalgie d'irréfutable, sa soif de concret. On écrit pour exercer pleinement sa conscience, donc pour détruire, tout en cherchant à assouvir le désir de réel. Le livre sur rien est une manière de se confronter à la nécessité. Le pari de Chevillard consiste à passer directement de la négation à l'affirmation. Infiniment s'éloigner du réalisme, dans les confins de l'image, les fictions de fictions, briser toute continuité du récit et tout ordre de la représentation pour retrouver, à l'extrême de la fantaisie, un monde solide. D'où la sensation curieuse et jubilatoire que donnent ses livres, qui associent la jouissance du détail concret et le plaisir du pur jeu verbal.
Dès le début de Le Caoutchouc décidément, le personnage principal, Furne, est présenté comme un homme qui ne se satisfait pas du monde tel qu'il est, avec ses redites: «Il n'est rien au sujet de quoi il ne trouve à redire.» Le flux verbal naît de ce vide, il agrège dans son mouvement de petits mondes verbaux constitués d'antimatière. Une substance se rassemble autour d'un noyau métaphorique, d'un mot qui passe, d'une possibilité qu'on écarte, et le texte se fabrique de tout ce qu'il exclut. Ainsi, lorsqu'on évoque les qualités de chasseur de rongeurs de Palafox, une remarque incidente, faite à un innocent présent de généralité, ne laisse pas soupçonner la possibilité d'une digression: «Quatre campagnols mangent comme dix.» À partir de là, le récit embraie sur la description hyperbolique des ravages exercés par ces animaux, au présent de narration. Il s'éloigne infiniment de l'anodin adage initial, puisqu'il passe à l'échelle internationale: le pays ravagé par les campagnols (dont on a oublié en cours de route qu'ils n'étaient apparus que sur le mode de la généralité) «implore l'aide d'un État voisin». Ce qui, justement, grâce à Palafox le prédateur de rongeurs, n'arrivera pas.
Le roman, chez Chevillard, raconte des aventures qui ne sont pas arrivées, décrit des phénomènes en négatif. Ainsi, la description du silence passe, nécessairement, par la description du bruit dans ce passage des Absences du capitaine Cook:
Il est un pays lointain où le silence règne sans partage; le pas de ses habitants ne résonne pas sur les dalles ni le galop des chevaux sur les chemins de terre sèche, nulle voix ne s'y fait entendre […] et pourtant des couples s'affrontent, dans ce pays lointain, mais les portes claquent et les vitres se brisent sans fracas, sans plus de bruit les armes à feu et les bêtes féroces procèdent aux carnages […], l'orage déchire le ciel sans rugir, dans ce pays lointain, les tempêtes énormes sont muettes, les éruptions terribles sans retentissement […], l'explication la plus plausible de ce prodige résidant sans doute dans le fait qu'il se produit justement dans un pays lointain, duquel nous séparent de vastes étendues de déserts et de montagnes.
Les choses semblent plus intensément elles-mêmes dans le silence, comme si de retenir en elles le signe de leur présence équivalait à éviter une déperdition, à augmenter leur densité. De même, le bruit, d'être mentionné comme absent, prend plus de force. Il n'est pas nommé pour autre chose que pour son absence, donc pour autre chose que pour lui-même, de sorte qu'il n'est que lui-même. Mais, ultime pirouette, ce silence n'existe pas, l'intensité un moment suscitée se perd dans la banalité. Or cette conclusion compte seule: la banalité, c'est notre réalité. La chute produit un double effet: en nous renvoyant au réel comme explication plate du merveilleux, elle le suscite comme tel, c'est bien lui, indubitable, le monde de la chute et de l'absence de merveille. C'est en lui que nous vivons. En même temps, elle fait de ce réel l'envers de la merveille. Presque la même chose. Si, juste de l'autre côté de cet écran sans épaisseur, identique à la banalité, et pourtant inverse, se trouvait la merveille?