Que signifie exactement cette idée d'une indignité du langage, du moins en tant qu'il fait sens! Novarina, dans Notre parole, écrit que «nous avons reçu une idée trop petite, précise, trop étriquée, trop mesurée, trop propriétaire de l'homme». «Il y a comme un voleur en nous, une présence dans la nuit.» «Il y a un autre en moi, qui n'est pas vous, qui n'est personne.» Or, «nous ne pouvons en parler». En même temps, la parole réalise «un exil, une séparation». Il y a une contradiction au cœur du langage. Nous ne pouvons pas parler de cet «autre», nous ne pouvons pas parler de «personne», et cependant, en parlant, de quelque manière, «personne parle»: «la parole part du moi en ce sens qu'elle le quitte». La parole est indigne parce qu'elle est toujours infidèle à sa vocation. Comment pourrait-elle ne pas se trahir, puisqu'elle fait sortir quelque chose de quelqu'un?
Il y a quelque chose d'insupportable dans l'idée d'émission – et qu'une chose parlée, chantée, issue du corps, puisse passer du dedans au dehors et sortir vers quelqu'un.
La trahison de la parole consiste à émettre de la pertinence, du propre. Parler serait indigne dans la mesure où faire sens revient à choisir le propre contre l'impropre. Le propre, dans cette acception, correspond à une double délimitation: dire quelque chose de précis à propos d'une chose particulière (et non le contraire, et non n'importe quoi d'autre à propos de tout autre chose); se définir par son propos, se réduire à un discours. Le discours propre réalise une appropriation d'un sens précis par un sujet précis. Il exprime son avis, son opinion, son point de vue. Le sujet est ce qu'il dit. Il revendique ses mots et se revendique en eux. Parler traîne comme une ombre son remords: qu'il n'y ait pas, en lieu et place de ce quelqu'un décidant de dire quelque chose, n'importe qui disant tout sans le vouloir.
Novarina montre donc, et remontre jusqu'à l'épuisement ce fait brut, inépuisable, inacceptable: quelqu'un entre en scène et prend la parole. Il décide, il tranche. Incessantes entrées de clowns, tonitruantes, mélodieuses, trébuchantes, larmoyantes, assurées, titubantes. Entrées à peu près toujours ratées aussi, éphémères, presque des sorties. En scène, en principe, l'entrée obéit à une nécessité, elle est attendue, il s'agit d'intervenir dans l’action. Le personnage, chez Novarina, entre sans raison. Pourquoi lui et pas un autre? On ne sait pas. Il porte un nom, souvent bizarre, et cette bizarrerie entre en conflit avec la gratuité de l'entrée: pourquoi cet individu précis paraît-il au moment où on n'a aucunement besoin de lui? L'acteur se montre parlant, ouvre une bouche monstrueuse, étale son corps. Puis un autre lui succède, et encore un autre, comme on ressasserait une obscénité, comme on la remâcherait à l'infini pour la goûter et la regoûter jusqu'à la détruire. Parfois même, c'est un mort qui entre et sort, promené sur un chariot. Alors l'obscénité bouffonne est poussée à bout. Il ne reste plus que ce corps que l'on montre pour le montrer, que la chose humaine exposée. Et ce mort brandit la parole morte de panonceaux porteurs d'inscriptions, comme une revendication. Il incarne ainsi, au sens le plus fort, la volonté grotesque de dire, mise à nu:
Le mort traverse la scène sur un chariot poussé par le galoupe.
LA FEMME PANTAGONIQUE: – Que tient-il dans sa main désespérante?
LE GALOUPE: – Un papier écrit où il n'y a rien d'écrit.
On dirait que, de même que toute parole est indigne, tout spectacle a quelque chose d'obscène et de monstrueux, comme si à chaque fois que l'on parle ou que l’on se montre, on répétait l'acte d'individuation dans son étrangeté, dans sa scandaleuse stupidité: qu'il y ait ceci, ceci de singulier, qui dans la parole se revendique. Montrer quelque chose est toujours affreusement insignifiant, «Voulez-vous que je vous montre une photographie du chien de ma fille?» demande Fi à brûle-pourpoint dans Le Babil des classes dangereuses. La photo de l'animal possédé par un parent résume l'objet de toute représentation: une broutille obscène à force d'être secondaire. On ne parvient jamais à représenter d'objet digne de la représentation. «Animaux, animaux», s'écrie le narrateur du Discours aux animaux, «enlevez-moi surtout ce que j'ai vu par mes deux yeux, qui sont deux trous de honte juste pour sa gloire jetés sur lui!» Le théâtre, et surtout l'opérette, forme épuisée, féconde en clichés, en vieilles blagues, en rituels, où l'on en fait trop, où l'acteur se met en avant pour ne rien dire, est la forme idéale de cette honte de la représentation.
Il est «catastrophique» qu'un être se sépare de ce qui n'est pas, le langage étant le comble de la séparation. L'Origine rouge, qui s'ouvre par l'énumération des ancêtres de l'homme, semble vouloir remonter à cette impossible genèse d'avant la profération et d'avant le paraître, mais l’interminable défilé des espèces d'hominidés suggère l'impossibilité de n'être pas toujours déjà jeté dans l'apparition. L'homme n'est jamais apparu, n'a pas d'origine, il ne cesse de paraître, sans fin, il n'est jamais dans cet en-deçà de lui-même qui est pourtant lui-même, dans cette indicible rétention dont l'évocation ouvre la pièce: «Ceux qui retiennent la lumière, comme par exemple l'agate – ceux qui retiennent le lait, comme par exemple la mamelle». Étranges formules, où l'on dirait que ce qui est livré et s'écoule n'est que l'apparence d'une plus essentielle réserve.
Le théâtre de Novarina pousse à bout la tendance humaine à la singularité: les personnages et leurs prénoms insolites prolifèrent, on énumère sans fin les noms de villes, de peuples ou d'animaux, souvent de pure fantaisie. Les êtres, chez lui, sont toujours hyperspécialisés, dans leurs dénominations, leurs professions, leurs activités:
le contresujet: – Que font parmi eux les Alfortains transicrates, les Diandolphistes et les Maxipontains? Que font-ils pendant leurs cercueils?
le bonhomme Nihil: – Ils croisent sur les voies adverses les populations cruséosaturniennes; ils mangent à toute vitesse, vont pétaradant et font de la fumée.
jean terrier: – Attentiste à Croix de Vaux, lendemaintiseur à Umnate, conditionniste-précariteur aux Hauts de Valois, magéliseur, poseur de pied, forfaitueur, poseur de mais, poseur de quoi, ubiquiste à Ulumna, pourquoipathe aux Croix de Vouzilles, mutique à Niort. Isolé dans mon berceau animau, à l'âge de 1, j'écrivis déjà 8 poèmes 8.
L'auteur peut aussi simplement dresser des listes onomastiques, comme fasciné par l'obscène déploiement du propre. Une foule de personnes, dans Je suis, est convoquée par un «appelant». On songe à quelque Jour du Jugement. S'agit-il de damner le propre, ou de le sauver?
L'invention verbale exacerbe encore cette singularité. Dans la désignation par un nom connu, qu'il s'agisse d'un nom commun ou d'un nom propre, se dissipe un peu le caractère particulier de ce qui est désigné. Ce qui n'est nommé qu'une fois demeure irrémédiablement singulier. Le mode d'énoncé de la singularité contribue encore à son isolement: listes et énumérations n'articulent aucune proposition. Le nom n'apparaît pas lié aux autres noms dans une relation de sens. Il figure pour lui-même, sans autre raison d'être que lui-même, il n'a rien d'autre à faire que de désigner. Plus encore, les personnages ne cessent de revendiquer leur attachement à eux-mêmes, leur caractère unique et irremplaçable. C'est là une des scies braillées par les personnages des opérettes que sont Je suis, L'Origine rouge et L'Opérette imaginaire: