On songe aussi à une satire à propos de ces personnages qui, dans L'Origine rouge et l'Opérette imaginaire, incarnent l'information télévisée ou radiophonique, son flux ininterrompu de paroles vides ou redondantes, ses néologismes automatisés:
L'opération Jean-Jacques Rousseau a pris fin. Les observateurs dûment mandatés ont constaté – caméra au poing – les exactions commises à l’encontre des forces humanitaires dans la Zonetampon! Et ce, sans entamer la valabilité des propositions tangibles pouvant leur être opposées ni sans altérer la pensabilité des concepts, la palpabilité des espèces sonnantes et trébuchantes, la jourdhabilité du jour d'aujourd'hui, ni mettre un terme à la mortabilité des défunts portés disparus. Tout en soulignant l'infaisabilité d'une bonne partie du possible. Il pleut sur Loudun, Remsheid, Séville, Dakar, Carcassonne et Remsheid.
Au Grognistan, les forces périandroïdes et les troupes parampliputoïdes ont rétropropigé une sévère-cuisante défaite aux forces paléothoïdes infligées en présence grâce à laquelle à la suite duquel le SERUSODOLOSSE vient d'établir une canalisation Duchêne-Pitriot qui permettra de joindre par canaloduc Patalo-Mounbassa au plus vite, sans passer par les abords peu sûrs des boucles marécageuses du fleuve Acapi. Il vient d'être au moins vingt-deux heures six heures douze: en Micro-Golgolastre, les forces nanoïdes ont réussi à proplotioniser en position stop l'avancée des forces multilatérales pluninoïdes alliées aux sérusodons à la suite de quoi douze cent trente-huit ont eu en huit minutes subitement la gorge tranchée. En Golgonie, les forces anthropodes viennent de faire demi-tour sur le terrain libre laissé vacant par les forces abandonnantes, ceci de façon rétroactive.
La publicité avec ses slogans n'est pas épargnée non plus:
Buvez Grumeau! Dormez Textocarbure! Mangez Bolix! Pensez à Polodion! Roulez Glypo-sphère! […] Vis chez U et U! Mange Polodion! Avoue Smic-Smac! Achetez moisi! Placez chez Positif! Profitez Gumesec! Votez Marcel Nous-mêmes! Mangez des ours! Choisissez Plongeon! […] Roulez gros-tube! Dormez de marbre!
Mais ces discours ne sont pas plus ridicules que ceux des autres personnages, même lorsqu'ils évoquent des sujets graves. Cela empreint de quelque incertitude la perception de la parodie. Il y a certes abondance de parole noble dans les pièces de Novarina. On ne cesse d'y discourir sur le temps, Dieu, l'identité personnelle, la formule du monde, la mort, le langage, l'origine de l'homme (d'où venons-nous), les fins dernières (où allons-nous), etc., mais tout cela est emporté dans le flot de mots, avec le reste, comme si on ne pouvait parler sérieusement ni avec pertinence de rien. Mais on ne peut pas non plus parler sans sérieux, et l'on se demande si ce n'est pas la satire elle-même qui se trouve moquée et parodiée. Bref, l'extension de la parodie et de la satire est telle que leur objet devient indistinct, hypothétique. Qu'est-ce qu'on imite? De quoi, de qui se moque-t-on? De certaines manières de parler, ou, plus profondément, d'une tendance inhérente à la parole même?
Dans ce déluge verbal, la préoccupation de la parole est centrale, et de très nombreuses situations mettent en scène un personnage mettant en scène sa parole, s'avançant pour pousser la goualante, lisant des extraits de ses œuvres. Dans La Chair de l'homme, l'immense tirade énumérant les définitions de Dieu se présente comme un recueil de répliques à propos de Dieu, où les variantes des verbes de discours apparaissent comme aussi importantes que les variantes des représentations de Dieu. Dans L'Opérette imaginaire, on atteint trois niveaux de mise en scène de la parole, puisque le personnage se lance dans un monstrueux discours consistant à lire aux autres personnages un extrait de roman uniquement constitué d'une succession interminable de reparties. Les ressources en verbes de discours s'épuisent, si bien que le personnage paraît réduit à employer des verbes d'action:
«Qu'est-ce que c'est?» s'interrogea Ernest; «L'emballage n'est pas d'origine» remarqua le docteur Gauthier vêtue de son nouveau tailleur pied-de-poule; «Il n'empêche qu'il est intrinsèquement laid» postula Mireille; «Hem» lâcha Corentin; «Oh là» prospecta Ciboire; «Je passe» cornemusa Jean Yolande; «Là j'hésite» balança Nestor; «Je suis s'ivre» zigzagua Boniface; «Slptatrtac-thurch!» dégringola Caroline; «Attention à la marche» prévint Prudence; «Oh pardon» péta Philibert; «Soupe-à-la-grimace amaigrit la louche», oulipa Babouin; «Éric, il faut un calme et bon caviste pour eux sept» glissa l'adjudant Robillard.
Cette contamination de l'action par la parole produit deux effets: d'une part, toute action paraît susceptible de se faire parole, même la plus basse et la plus triviale. D'autre part, la parole, en s'universalisant et en se banalisant, perd de sa dignité. Chaque pièce de Novarina est à l'image de ces deux répliques: elle se compose, schématiquement, d'une succession ininterrompue de prises de parole, prolifération d'un discours cancéreux.
L'objet le plus large possible d'une parodie serait, non pas un usage particulier du langage, mais le langage même. Les opérettes de Novarina se moquent, dirait-on, de l'homme en tant qu'il parle. Lorsqu'il montre des hommes-machines débitant de l'information, Novarina ne raille pas seulement la télévision et la radio, mais la fonction du langage qu'elles représentent: celle qui consiste à communiquer, à transmettre une information, un sens. L'une des pensées recueillies dans Pendant la matière condense parfaitement ce dont il est question dans ces litanies burlesques:
Parler est vraiment catastrophique. «Il y a pour moi quelque chose d'incompréhensible dans le fait de parler», voilà ce que doit dire chaque jour le speaker avant de commencer son journal télévisé. À la suite de quoi toutes les images porteraient en perpétuel sous-titre: «le réel n'est pas vu».
L'invention de peuplades, de compagnies, de produits, dont les noms sont débités mécaniquement, comme s'il s'agissait d'objets notoires, accentue la tension entre un usage de la parole qui considère celle-ci comme une évidence, et l'étrangeté du fait de parler, voire son caractère «catastrophique». Les mots sont grotesques, qui donnent importance à des riens. Une grande partie de la réflexion théorique de Novarina prend sa source dans ce constat dressé dans Notre parole: «Toute la vérité dite est toujours un mensonge.» Comme s'il y avait dans le dit, dans ce qui prend forme et sens et s'installe par la voix ou l'écriture dans le monde réel, une intime trahison de quelque chose de plus secret, de plus ancien, de fermé, toujours en amont de la parole, et dont celle-ci nous exile irrémédiablement.
Le théâtre de Novarina ne se contente pas de représenter cette indignité, il s'y vautre, se roule dans le bavardage, l'insanité, la bêtise, les lieux communs. Il est lui-même indigne, il représente l'indignité de la littérature, en tant qu'usage particulier du langage. Le non-sens ne propose pas de recours au sens, ne se donne pas comme une autre parole, empreinte de dignité. En ne disant rien de compréhensible, il s'agit de détourner l'attention du sens pour l'attirer en deçà, vers l'acte de parole lui-même. Le personnage ne dit rien, mais fait comme s'il disait quelque chose. Pour montrer qu'il dit, il se livre à une bouffonnerie expressionniste où se creuse jusqu'à l'intenable l'écart entre cet excès de verbe et son contenu. Même si l'on retrouve dans les textes théoriques de Novarina quelque écho de considérations mallarméennes sur la parole négative, quelques restes d'une métaphysique du silence, cela n'a guère de conséquences sur son théâtre, plein de bruit, d'agitation et de discours. Si toute parole est indigne, on ne peut pas parler de silence sans indignité. Et l'indignité de la parole s'accompagne constamment chez Novarina d'un éloge de la parole, comme si elle était à elle-même son seul recours, à condition qu'elle assume pleinement sa bêtise. Il n'y a pas à se réfugier dans le non-dit et le mutisme. Il s'agit de plonger au cœur de l'idiotie, de «pratiquer la littérature comme cure d'idiotie».