Poussé par une force mystérieuse, je me vois me diriger vers le vieux Robert qui est rangé sous la télé. Pourtant je ne veux pas y aller, mais je ne suis plus maître de moi-même. Je l'ouvre malgré moi, obéissant à cette puissance occulte à laquelle je me refuse éperdument de donner un nom, et un instant plus tard je m'évanouis. (C'est en tout cas ce que j'aurais fait si je n'étais pas si coriace.) La description est précise et correspond exactement à ce que j'ai vu dans les chiottes. Ce que je redoute depuis que je sais que les animaux existent m'est arrivé. Un envahisseur. Non. Non. Non. J'ai une grosse bête dans le ventre. Non. Une bête sournoise et affamée, munie de ventouses ou de crochets de fixation et qui peut mesurer plusieurs mètres, me précise l'impitoyable Robert. NON! Le ver est en moi.

Au secours!

À l'aide!

Terrifié, pâle comme une feuille et tremblant comme un linge, j'ai envie de m'ouvrir le ventre au couteau pour en extirper ce monstre pervers, le jeter par terre et le piétiner en hurlant des formules d'exorcisme jusqu'à ce qu'il ne reste de lui qu'une bouillie gargouillante. Mais je ne le fais pas. Je résiste même à la tentation d'appeler SOS Médecins pour qu'on vienne à ma rescousse en urgence, il me reste un brin de discernement malgré la panique. Le type poserait une main sur sa tête et repartirait aussitôt sans me dire au revoir. Mais comment vais-je faire pour vivre jusqu'à lundi avec cet immense animal dans le ventre? Comment vais-je faire pour ne pas mourir de trouille? Il est en moi, il a réussi à entrer par je ne sais quel moyen diabolique – à présent je ne peux plus le faire ressortir, il me possède et me bouffe les entrailles. Son contrôle sur moi est total. Il a même réussi à me faire ouvrir un dictionnaire.

Je voudrais perdre connaissance et ne me réveiller que dans une chambre d'hôpital, toute blanche. Derrière un voile de brouillard, une jeune infirmière se pencherait vers moi et murmurerait en me caressant les cheveux: – Ne vous en faites pas, monsieur Colas. Nous avons extrait la bête de votre corps. Elle est morte. C'est fini.

C'est ignoble et, accessoirement, c'est cynique. Un ver géant. Quel bon partenaire pour tromper ma solitude.

Le lendemain, en sortant de chez moi après une nuit quasiment blanche passée à me demander si l'envahisseur n'allait pas profiter de mon sommeil pour remonter jusqu'à ma gorge, je me dirige sans détour vers le Saxo Bar avec l'intention de me saouler le plus rapidement possible pour me propulser jusqu'à lundi sans penser à rien. Si je peux enivrer l'animal par la même occasion, le gorger de whisky jusqu'à le faire verdir d'écœurement, ce sera du bonus.

Sur le trottoir, je lève la tête. À deux cents mètres de moi environ, une silhouette sombre se tient debout à l'angle de la rue Gauthey et de la rue de La Jonquière. C'est une femme, son visage est tourné vers moi. En approchant, je la distingue mieux: elle est blonde, vêtue d'une robe noire qui lui arrive aux genoux, et c'est bien moi qu'elle regarde, d'un drôle d'air d'ailleurs. Elle semble avoir un problème. Bourrée ou défoncée, peut-être. En mauvais état, c'est sûr. Je suis à une cinquantaine de mètres d'elle. De petits boutons brillants ferment sa robe du cou à la taille, autour de laquelle est noué une sorte de cordon noir. Elle porte des bottes rouges qui me font penser à Olive. Elle me sourit étrangement. Elle est défigurée. À dix mètres, je sens mes jambes fondre. À la fois parce que c'est Olive et parce que je ne peux pas admettre de ne l'avoir pas reconnue plus tôt.

J'aurais dû y penser: on a toujours une deuxième chance.

Elle a l'œil gauche au beurre noir – un petit œil rouge comme une plaie, humide et gonflé, submergé par un gros cocard noir et violet, avec un peu de mauve, un peu de vert, un peu de jaune. Juste en dessous, sa pommette enflée, sanguine, semble sur le point d'éclater à tout moment. Elle a un autre hématome sur la mâchoire. Ses lèvres sont tuméfiées, difformes et fendues comme des fruits trop mûrs et maltraités.

Elle n'a besoin que de répondre par oui ou par non pour me faire comprendre ce qui lui est arrivé: Bruno s’est énervé sur elle.

Ce n'est plus la même fille. Au-delà des transformations dues aux coups, qui ont changé son visage en caricature douloureuse, elle paraît vidée de toute personnalité. Sa voix est à peine audible, elle garde la tête basse et le regard sur ses chaussures, ses bras pendent morts le long de son corps. Lorsqu'elle lève les yeux vers moi, j'ai l'impression qu'elle fait un effort considérable. Elle a une voix de paille. On dirait qu'elle n'éprouve plus rien, ni colère ni honte, mais c'est probablement faux. Il reste un peu de vie en elle: elle tremble.

Je l'invite à boire un café au Saxo. Nous allons nous asseoir dans le fond de la salle, en essayant de répondre le plus brièvement possible aux questions que les habitués nous posent au passage.

– Qu'est-ce qui t'est arrivé?

– Rien, ce n'est pas grave.

– Qu'est-ce qu'elle a?

– On n'a qu'à dire qu'elle a eu un accident de voiture.

Brisée, elle me raconte qu'elle a parlé de moi plus longuement à Bruno, pour être honnête avec lui et expliquer son amertume et sa tristesse manifestes. Étant donné que ce n'était pas la première fois qu'elle s'éloignait vers un autre, et qu'elle revenait toujours à lui quand il le lui demandait, il s'est contenté, après sa petite crise de fureur paternaliste lors de l'annonce de la nouvelle, de faire la gueule pendant quelques jours, de l'humilier dès que l'occasion se présentait et de lui faire sentir sans finesse qu'il acceptait charitablement de la reprendre mais qu'elle pouvait considérer qu'elle avait de la chance. Il fallait maintenant faire pénitence. Pomponnette, etc. Beurk.

Cependant, il s'apercevait qu'elle ne réagissait pas tout à fait comme les autres fois. Il insistait, redoublait de froideur et d'autorité, la traitait d'indigne et de petite putain, lui appuyait à deux mains sur la tête pour l'enfoncer. Sous son emprise depuis quatre ans, Olive se laissait gronder comme une gamine devant son père, elle encaissait tout, approuvait toutes ses critiques, culpabilisait, déclinait. Elle a dû augmenter ses doses de médicaments.

Un jour qu'elle tripotait distraitement une barrette que je lui avais donnée (un vieux truc assez kitsch, en émail coloré, que j'avais trouvé sur un siège du métro – elle conserve, je crois l'avoir déjà dit, tous les objets qu'on lui offre), il la lui a prise des mains et lui a demandé d'où elle venait. Aussi sincère quand personne d'autre ne le serait qu'elle peut être menteuse quand ça l'arrange, elle lui a répondu: «C'est un cadeau de Titus.» Sans hésiter, Bruno a mis rageusement la barrette en morceaux et l'a balancée dans un coin de la pièce. Choquée, elle l'a giflé par réflexe. Ce n'était pas la première fois qu'elle le frappait, mais les circonstances étaient bien différentes. Depuis son retour au berçail, elle était censée faire profil bas et se repentir à genoux devant le maître. Ivre de colère et de jalousie refoulée, il s'est jeté sur elle et a soulagé ses nerfs sur sa tête, ce porc.

C'était avant-hier. Le médecin qui l’a examinée quelques heures plus tard l'a prévenue qu'elle garderait les traces de cette charge punitive pendant un mois environ.

J'essaie de la réconforter comme je peux mais elle est si démolie, il subsiste si peu de chose d'elle en face de moi que j'ai le sentiment de devoir reconstituer un collier dont il ne reste qu'un fil et deux ou trois perles. Je reviens sur le service que je lui avais demandé de ne plus chercher à me joindre: elle peut me téléphoner ou passer à l'appartement dès qu'elle a besoin de moi, si elle a besoin de moi. Si elle a besoin de quelqu'un, de parler à quelqu'un. Elle me remercie. Ses yeux sont fatigués, décolorés. Son œil.

Je ne suis plus amoureux d'elle. Déjà. C'est déconcertant. Je n'ai pas envie de retourner dans ses bras, ni de lui ouvrir les miens. Ce serait pourtant possible, je crois. Il suffirait peut-être de m'approcher de quelques centimètres, de me pencher au-dessus de la table, de l'embrasser. Il suffirait de quelques secondes, d'un geste. Mais à cet instant, au fond du Saxo Bar, je ne ressens que de la pitié pour elle.