– C'est une fille… extraordinaire.

– C'est-à-dire? Qu'est-ce qu'elle a de si particulier, pour que tu sois dans cet état-là?

– Écoute, je ne sais pas. C'est une fille extraordinaire.

Le soir, j'ai rendez-vous avec elle à dix-neuf heures au Saxo Bar. Je suis en avance, elle n'est pas encore là. Thierry m'embrasse pour la première fois et me donne un cheval sûr pour demain à Longchamp, Shining Boy. Taouf me prête un livre, Moravagine. Le patron Nenad m'offre un double whisky. Nassima et Lenda, les deux sœurs magnifiques, m'invitent à leur table pour me poser quelques questions et me proposent une partie de rami. Denis vient me demander si nous étions sérieux, mardi soir. Je réponds oui.

Olive arrive un peu en retard. Elle porte un chemisier bordeaux trop court, un pantalon de velours côtelé vert sombre, des chaussures de cuir noir à bouts renforcés, et un collier qui dépose un petit miroir ovale entre ses seins. Elle tient d'une main son sac noir de docteur, et de l'autre Sombre Printemps, d'Unica Zürn.

– C'est un livre étrange, me dit-elle.

Elle m'annonce qu'elle vient d'appeler Bruno et qu'elle va passer la soirée avec lui pour le prévenir qu'elle le quitte définitivement car elle est amoureuse de moi. Une mauvaise nouvelle et deux bonnes – j'y gagne. Je n'osais pas pas trop la presser de clarifier cette situation quelque peu hippy, afin de ne pas avoir l'air d'un macho réactionnaire, mais depuis que nous avons décidé de nous marier, il m'est quand même arrivé de m'interroger furtivement à ce sujet, à mes moments perdus.

Je lui fixe rendez-vous demain à quinze heures ici: si j'attends son retour cette nuit chez moi, couché contre la porte d'entrée, je vais m'avaler une phalange à chaque fois que je baisserai les yeux sur ma montre. Elle m'embrasse, me dit qu'elle m'aime et quitte le Saxo sans avoir terminé son café.

Je ne mange pas, je reste au bar jusqu'à la fermeture, à boire comme trois Polonais heureux, à discuter avec tout le monde, au comptoir ou aux tables, à embrasser Lenda et Nassima dans le cou, à jouer aux cartes (je gagne six cents francs à la belote de comptoir, contre Messaoud), à distribuer à la cantonade le cheval que Thierry m'a donné pour demain, à programmer dix fois sur le juke-box les chansons qu'aimé Olive et, avec l'enthousiasme propre aux joyeux ivrognes, à répéter inlassablement à tous ceux avec qui je trinque que je suis amoureux, que je vais me marier et avoir un enfant.

En rentrant, je trouve un message de Marie-Sophie sur mon répondeur. Elle a trouvé un appartement dans l'Upper East Side, libre jusqu'au 15 août. Elle me donne l'adresse. Je suis trop saoul pour noter quoi que ce soit, j'écouterai tout ça demain.

Dimanche, je me réveille à seize heures, le corps et l'esprit en pâtée pour chien. J'ai mal partout. À la tête plus qu'ailleurs. Au ventre, aussi. Je parviens à louvoyer jusqu'au salon en m'aidant des murs. Il fait beau. Cinq messages sur mon répondeur.

Celui de Marie-Sophie (je recopierai l'adresse plus tard, pour l'instant je ne pourrais même pas tenir assez fermement le stylo), un d'Olive qui me confirme le rendez-vous de quinze heures, un de Sabine à qui Diane a appris la nouvelle renversante de mon prochain mariage, un de Hedi (qui le sait par Catherine) et le dernier d'Olive, qui se demande où je suis passé, qui veut me voir et m'attend toujours au Saxo.

La course dans laquelle Thierry m'a donné un cheval imbattable est arrivée depuis plus d'une heure. Chiotte. Pour une fois que j'avais un tuyau garanti. Je téléphone à Geny Courses pour avoir les rapports. Je me trompe deux fois de numéro avant de tomber enfin sur celui des résultats. Shining Boy n'est ni premier, ni deuxième, ni troisième. Il doit être encore sur la piste à essayer de finir son parcours. J'ai de la chance.

Je me lave et m'habille à la vitesse d'une mouche, bzzz, bzzz, vrooouuum, dévale les quatre étages en réussissant par miracle à garder une position à peu près verticale et fonce jusqu'au Saxo Bar, non sans percuter en route un poteau de stationnement interdit.

Assise en salle, Olive est triste. Je m'excuse de mon retard, elle me répond que ce n'est pas grave et me dit qu'elle va me quitter, qu'elle a décidé de rester avec Bruno.

Le soir, je suis assis devant la télé. C'est une enquête du commissaire Maigret, avec Jean Richard. Je ne bouge pas, je pèse près de huit cents kilos. J'ai envie de pleurer mais je ne pleure pas. Je ne peux vraiment pas bouger.

Je me souviens d'un jeu qu'aimait beaucoup ma mère. De nombreux parents, oncles ou proches en tout genre le trouvent très amusant, sans se rendre compte de sa petite cruauté, des traces de frustration qu'il laisse dans le cœur de la victime. Tout le monde a vu ça: on approche lentement un objet de l'enfant, mettons un trousseau de clés en plastique, on dit: «Tu as vu les clés? Elles sont belles, les clés. Tu les veux? Tu veux les clés? Il veut les clééés?» et au moment où le gamin lève une main pour les prendre, on les retire vivement. Il reste ahuri, les yeux fixes, la bouche ouverte et la main tendue. Autour de lui, les adultes rient comme des tordus car c'est très drôle. Ils sont persuadés que le petit prend lui aussi beaucoup de plaisir à cette bonne farce. Il se gondole aussi, d'ailleurs, puisque c'est apparemment ce qu'il convient de faire. On répète l'hilarante opération trois ou quatre fois, pour bien étudier la réaction comique du jeune, puis on finit par lui donner les clés car à la longue c'est moins marrant. On a été bien gentil de jouer avec lui mais les meilleures choses ont une fin. C'est le jeu le plus con du monde.

Olive n'est pourtant pas comme ces parents sans cervelle (elle est même l'opposé: une fillette douée d'intelligence). Si je n'avais pas peur de l'allégorie à deux balles, je dirais que c'est plutôt la Vie, ce gros beauf qui se fend la poire en agitant sous notre nez de belles clés en plastique de toutes les couleurs pour nous les retirer au dernier moment. Mais je ne le dis pas car j'ai peur de l'allégorie à deux balles.

Olive m'a raconté ce qui s'était passé: lorsqu'elle est allée chez Bruno pour lui faire part de sa décision de le quitter, tous ses fusibles ont sauté. Il lui a joué la grande scène de l'amoureux incompris, lui a juré qu'il voulait se marier et avoir des enfants avec elle (preums!), et comme ça ne semblait pas suffire, il a éclaté en sanglots puis a parachevé sa démonstration de douleur en cassant tout chez lui et en se projetant de toutes ses forces contre les murs pour lui prouver qu'il ne reculerait devant rien. Il l'a aimée et soutenue pendant quatre ans, il a enduré ses crises de nerfs, de déprime, de démence, il l'a aidée à tous les niveaux pendant quatre ans, elle ne peut pas lui faire ça maintenant.

Olive la sauvage est docile. Il a sans doute raison: si elle le quittait, elle pourrait définitivement se considérer comme une ordure, une salope, une merde. Elle se hait déjà assez comme ça. Elle a déjà commis assez de bassesses et de trahisons dans sa courte vie. Elle hésite, elle ne l'aime plus, mais elle se soumet. Elle ne peut pas faire autrement. C'est ce qu'elle m'a expliqué au Saxo Bar cet après-midi. Mais comme elle pense ne pas être capable de s'exprimer clairement avec des paroles, de me faire comprendre cette décision lâche, elle m'a écrit une lettre de quatre pages en sortant de chez lui, quelques heures plus tôt. Je relis dix fois certaines phrases.

«Je suis triste, je m'en veux.»

De son bon regard bêta, Jean Richard dévisage un grand type sec comme une trique (avec un visage en lame de couteau). C'est sûrement le suspect. Curieusement, je ne suis pas triste. Abasourdi, oui, sonné, oui, abattu, oui, effondré, oui, mais triste, non. Je n'en veux pas à Olive. J'éprouve même un sentiment confus de reconnaissance envers elle. D'abord parce que, grâce à elle, j'ai vécu une semaine parfaite, une semaine vivante et pleine, d'un dimanche à un dimanche. Grâce à elle, je n'ai plus pensé à moi, j'ai été amoureux, entièrement amoureux, pendant une semaine. Je ne le suis plus et j'en ai presque honte. Ce n'est pas beaucoup, une semaine. Mais c'est toujours ça.