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À l'autre bout de la salle, près de la porte d'entrée, il apercevait un des petits formats. Ça ressemblait à une image verdâtre de viseur à vision nocturne, on y discernait le panache de flammes et de lumière d'un missile de croisière tiré d'un croiseur ultra-moderne, comme la queue d'un météore fusant bizarrement vers le ciel, au lieu d'en tomber.

Il sentit tout son corps tressaillir, comme si on venait de lui injecter une dose mortelle de vérité.

Que lui avait dit Anita, putain, un ancien de la Royal Navy?

Il fusa hors de sa chaise, comme saoul, malgré son abstinence. Il vit Pinto relever les yeux vers lui, étonné, et Alice tourner la tête, surprise par la brusquerie de son geste. Devant lui, un petit format distillait une lumière ocre et écarIate. Une plage rouge, sur fond de ciel au crépuscule. Planté dans le sable, aux limites d'une mer de sang, se dressait un poteau d'acier surplombé de deux mégaphones rougeoyants. Une sorte de sirène d'alarme solitaire, abandonnée et étrangement menaçante. The Red Siren, lut-il sur un carton de bristol noir. Il en ressentit une émotion confuse dont il ne sut expliquer l'origine. Il y avait une signature au bas du tableau, dans le coin de droite. Trois lettres: SKP. En anglais ça donnait «escape», échappée. Il tourna autour de la salle, et s'arrêta, stupéfait devant le grand format qui ornait le mur du fond, sous un espadon empaillé. Le titre en était The Great Escape-1990. La grande échappée. Un bateau noir et blanc fusait au ras des flots, comme un de ces schooners anglais qui partaient à l'assaut du cap Horn ou de l'océan Indien, au siècle dernier. Effilé et visiblement rapide, comme un requin, le voilier se discernait à peine de la masse de l'océan, fendant les flots vers une aube pâlotte qui rayonnait doucement à l'horizon.

La grande échappée.

Il fit volte-face vers le bar où le patron lisait le journal en dévorant des cacahuètes salées et fit un signe à Pinto. Ils se retrouvèrent côte à côte, accoudés sur le zinc de part et d'autre du tenancier ventripotent qui relevait vers eux un regard aimablement attentionné.

– Si, senhors?

Hugo vit Pinto armer un franc sourire et lâcher tranquillement:

– Nous cherchons un vieil ami, on nous a dit qu'il vivait dans le coin en ce moment. C'est un Anglais. Un nommé Travis. Il possède un bateau. un voilier qui s'appelle la Manta

Le silence n'était rompu que par le bourdonnement d'une machine à jeux, là-bas à l'extrémité du bar.

– Ça ne me dit rien, senhors, Travis, vous dites?

Pinto ne cessait d'offrir son sourire le plus aimable.

– Demandez-lui de qui sont les toiles, lâcha Hugo en anglais à Pinto, qui lui jeta un bref coup d'œil en coin.

– Qui a peint ces toiles? demanda Pinto au tenancier, en montrant vaguement la pièce d'un geste de la main.

L'homme hésita une fraction de seconde, à peine.

– Ce n'est pas votre ami, l'homme s'appelle O'Connell et il est irlandais…

– Donnez-nous deux autres Coca, s'il vous plaît.

Pinto profita de l'éloignement provisoire de l'homme pour se tourner vers Hugo.

– Je savais que Travis peignait mais je n'avais jamais vu qu'une ou deux toiles, au début, et ça ne ressemblait pas vraiment à ça… Comment vous avez compris?

– Escape, SKP, ça vous dit quelque chose?

Pinto s'absorba un bref instant dans ses réflexions.

– Non. Rien.

– Alors je ne sais pas. Intuition, feeling. C'était un ancien de la Navy et certains tableaux…

L'homme revenait avec deux nouveaux verres et deux petites bouteilles à l'étiquette rouge et blanc.

Hugo décapsula sa bouteille en s'adressant en anglais à Pinto, comme si de rien n'était:

– Demandez-lui pour ce peintre. Dites-lui que je suis collectionneur et que ces toiles m'intéresSent au plus haut point. Ajoutez que Travis peint aussi et que c'est pour cela, en fait, que nous le cherchons. Vous, vous le connaissez un peu et moi je désire acheter ses toiles…

Il fallait balancer sur-le-champ un virus plausible, camouflant la bonne information, le fait qu'ils cherchaient Travis.

L'homme essuyait vaguement quelques verres, sur le bord de l'évier.

Pinto s'éclaircit la voix et se risqua:

– Bien, nous vous devons la vérité, senhor…

L'homme que j'accompagne est un riche collectionneur et il s'intéresse à l'œuvre de Travis, il désire acheter certaines de ses toiles et en discuter avec lui. Il a cru que les œuvres d'ici étaient de lui. Mais du coup il vient de me dire que celles-ci l'intéressaient également et qu'il aimerait rencontrer l'homme qui les a peintes, vous croyez que ce serait possible?

Hugo sortait la dernière liasse de dollars et l'aplatissait sans trop d'ostentation à côté de son verre. Il fallait rester décent et ne pas risquer d'offenser l'homme.

Le tenancier planta son regard dans celui de Pinto puis dans celui d'Hugo. Il les sondait froidement. Puis il s'approcha lentement d'eux.

– Ça fait plusieurs mois que M. O'Connell n'est pas passé. La dernière fois c'était pour me laisser la petite toile, là, à côté de la porte; en janvier.

– Il ne vous a laissé aucun contact, une adresse, un numéro de téléphone, une boîte postale? surenchérit Pinto.

L'homme s'approcha des verres et des bouteilles vides et ramassa la liasse de dollars, sans rien dire.

Hugo vit ses yeux faire rapidement le compte. Cinquante dollars. Pour cinq Coca, et un petit renseignement. Le cours de l'escudo multipliait cela en une jolie petite somme, ici, sur cette partie côtière de l'Alentejo.

– Je… Je ne sais pas où il est, senhor, mais… je crois que je connais quelqu'un qui pourra nous renseigner.

L'homme n'était pas si à l'aise que ça avec les billets verts. C'était comme s'ils lui chauffaient les doigts. Il les tripatouillait du bout des ongles, et finit par les enfourner dans la caisse, après leur avoir lancé un regard gêné.

Hugo voulut dissiper sa honte, après tout l'époque voulait ça. C'était normal. Qu'étaient ces cinquante dollars par rapport aux millions qui transitaient en pots-de-vin divers par des sociétés d'études bidon? Et c'est d'un geste royal, qu'il espérait en concordance avec son statut fictif de riche collectionneur d'art, qu'il lança, dans son portugais approximatif:

– Gardez la monnaie, senhor…

L'homme referma sa caisse avec un soulagement qui détendit aussitôt ses traits et toute sa structure.

– Merci infiniment, senhors, je vous suis extrêmement reconnaissant. Je vais essayer de joindre la personne dont je vous ai parlé… Mais je ne sais pas s'il est chez lui à cette heure-ci.

Et il se dirigea vers l'extrémité du bar, où se trouvait un appareil à jetons.

Il y avait quelqu'un à l'autre bout du fil.

L'homme parla à voix basse, mais Hugo vit Pinto tendre l'oreille. L'homme parlait en portugais, Pinto saisirait peut-être certaines informations.

L'homme raccrocha rapidement et revint leur faire face.

– Mon ami m'a dit que ce n'était pas facile de joindre M. O'Connell en ce moment, mais qu'il allait essayer. Il me rappellera d'ici deux ou trois heures…

Hugo fit comprendre à Pinto qu'il était inutile de rester ici plus longtemps et après les remerciements d'usage, promettant d'être de retour dans deux ou trois heures, ils attrapèrent Alice au passage et sortirent au grand air.

– Tu as déjà vu des toiles comme celles-là, Alice?

La môme ne répondit rien, elle semblait perdue dans des limbes de souvenirs.

Hugo regarda sa montre. Il était un peu plus de cinq heures. L'air était tiède, mais avec déjà un souffle de fraîcheur, en provenance de l'Océan. Les pêcheurs achevaient de remonter leur grand filet dérivant et s'apprêtaient à s'occuper d'un second, situé à une centaine de mètres à leur gauche.

Il décida de leur accorder un quart d'heure de détente. Après ils continueraient de chercher la Manta, discrètement, histoire de ne pas perdre le temps qu'ils avaient à tirer.