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Vondt savait qu'il était risqué d'entreprendre une polémique avec Eva K, qu'il fallait être sûr de son fait, elle pouvait admettre un argument, s'il était imparable, mais à aucune autre condition,

– Oui, sans doute… Il faut malgré tout considerer que la maison est très isolée et que Sorvan sait se faire discret. Mais effectivement on pourrait ne garder qu'un noyau à Monchique et disperser le reste.

Le sourire d'Eva s'était accentué.

– Nous nous comprenons parfaitement, Vondt…

Il avait bien failli succomber à son charme vénéneux dès la première salve de ce sourire. Mais avait vaillamment résisté tout l'après-midi. Ce n'était pas du tout le moment. Pas avec cette putain de situation à gérer et une voie de sortie à imaginer.

Mais là, sous l'astre d'or et les étoiles, sous la montée des drogues intérieures, désir, sève volcanique, printanière et lunaire, sous l'assaut irrésistible de cet incroyable vin français, il avait fini par se demander s'il allait longtemps résister à cette force qui l'attirait vers elle, aussi sûrement qu'un aimant.

– Dès demain matin, vous séparerez le groupe en deux forces, un noyau à Monchique, le reste dans une autre maison que vous louerez ailleurs, pas loin du coin dont vous m'avez parlé, par exemple.

– Le Cap de Sinès?

– Oui, si jamais Travis est dans le coin, nous pourrons agir encore plus vite. Mais il ne faut pas rester plus de deux jours encore au Portugal… Maximum.

Vondt leva un sourcil, presque étonné.

Le sourire s'approfondissait, vertigineux.

– Je ne dois prendre aucun risque inutile. Si dans deux jours je n'ai pas récupéré Alice, nous arrêterons l'opération, évacuerons tout le monde discrètement et nous agirons autrement, selon un plan que je vais commencer à préparer dès cette nuit.

Quelque chose semblait luire, derrière les verres violacés.

– Désormais, nous devons nous concentrer sur Travis et tendre le piège prévu cet après-midi… Ah, et résoudre aussi cet autre problème: si le tueur est engagé par mon ex-mari, pourquoi a-t-il besoin de Pinto pour retrouver sa trace?

Vondt avait déjà analysé le problème.

– Deux solutions: une mesure de sécurité, au cas où l'homme tombait entre nos mains. Une sorte de jeu de piste qui le mène à Pinto, puis, à Travis, sur le dernier morceau de route.

– Pas mal pensé. La deuxième solution?

– Ben… Quelque chose qui a mal marché pour eux, malgré son insolente baraka, à ce mec. Travis se planque peut-être tellement bien qu'ils ont perdu sa trace, mais moi, je pencherais plutôt pour la première hypothèse…

– Le coup du jeu de piste?

– Oui, deux ou trois arrêts stratégiques qui permettent au mec de prendre une information à chaque fois et de se rapprocher petit à petit du but, D'Amsterdam à ici. Avec Pinto comme groom pour la dernière porte.

– Pourquoi Pinto et pas le Grec?

– Ben… vot'mari, heu votre ex-mari il a l'air d'avoir du flair, il a dû se dire qu'avec le Grec c'était risqué, il a préféré miser sur un ancien pote, marin comme lui.

– Ouais, murmura doucement Eva Kristensen, psychologie, j'aurais dû y penser…

Puis, soudainement plus active, avec une forme d'intensité redoutable:

– Il ne faut pas que Koesler perde ces deux types. Ils vont nous mener droit à Travis. Quand vous serez revenu à terre, prenez discrètement toutes les mesures pour cerner sa maison. Ensuite vous attendrez qu'Alice y soit, comme convenu, et vous m'appellerez, de la Casa Azul. N'agissez pas tant que Pinto et ce type sont sur les lieux. Vous attendrez tranquillement qu'ils partent et alors seulement vous interviendrez. En douceur, d'accord, cette fois-ci? Pas de fusillade, je veux un enlèvement propre et sans bavure. Lui et elle. Vivants tous les deux.

Il y avait eu une vibration particulière sur le mot «vivants», mais il ne savait à quoi l'attribuer.

– Tout le monde se rendra au point de rendez-vous et recevra son salaire, ainsi que les fausses identités. Je m'occuperai seule du reste, quand ils seront à bord. Les salaires des morts seront partagés par les survivants de l'attaque. Et j'ajouterai une prime de cinq mille marks à tous. Il faut savoir motiver son personnel… je veux que Sorvan reprenne confiance et vous aussi, et Koesler également.

– Ce qui pourrait vraiment faire plaisir à Sorvan c'est l'autre fils de pute, là, le tueur à gages de Travis…

Le sourire d'Eva s'était figé, un bref instant.

– Nous n'avons pas le temps.

Le geste sec et ferme de la main indiquait que cela ne souffrait aucune discussion.

– Écoutez, Vondt, ce type est comme vous, on le paie pour faire son boulot et il le fait, c'est tout. Ce qui compte c'est ma fille, en priorité absolue, puis Travis, vivant si possible, point final. Vous attendrez le départ de Pinto et de l'agent de Travis, je veux que ça glisse comme sur de la soie, vous comprenez?

– C'est très clair. Je devrai calmer Sorvan.

– C'est cela.

– Bon, et qu'est-ce qu'on fait si le Sicilien reste comme garde du corps?

– Appelez-moi de la Casa Azul comme convenu. J'aviserai en fonction.

Le bruit de l'Océan et du vent emplit l'espace. Le visage d'Eva semblait maintenant fermé à toute intrusion extérieure, le regard braqué vers la lune. Elle conservait l'ombre d'un sourire aux lèvres mais agissait comme si Vondt n'existait tout bonnement plus.

Il comprit que l'entretien était terminé.

Les deux marins espagnols attendaient patiemment à la poupe lorsqu'il retourna au canot.

Il quitta le beau yacht blanc sans lui jeter un regard. Là-bas, dans le faible rayonnement lunaire, il discernait la côte découpée et la tache laiteuse de l'institut plongé dans l'obscurité. Les embruns fouettaient son visage.

À l'institut de la Casa Azul il n'était qu'un client un peu à part, un Hollandais nommé Johan Plissen, ami du propriétaire, à qui on réservait une vaste suite dans un des pavillons isolés de la demeure. Le canot le laisserait à l'embarcadère et il devrait ensuite emprunter le petit chemin qui menait aux marches, gravées dans le bord de la falaise.

Mais à l'extrémité de la petite digue de béton, une ombre s'agitait. Il n'était absolument pas prévu que quelqu'un lui fasse de grands signes, comme ça, à son arrivée. Il pressentit une onde de choc.

L'homme se présenta comme un assistant de M. Van Eidercke. Il parlait parfaitement anglais.

– Un certain M. Kaiser a appelé, en disant que c'était extrêmement urgent, j'ai essayé de vous le passer dans votre chambre mais vous n'étiez pas là. On m'a dit que vous étiez sur le bateau mais quand j'ai joint Mme Cristobal elle m'a dit que vous étiez en route, sur le canot… Alors j'suis venu vous attendre.

M. Kaiser, réfléchissait Vondt à toute vitesse. Bon sang, Sorvan avait appelé la Casa Azul! Cela ne pouvait signifier qu'une catastrophe de grande amplitude.

– Votre ami m'a dit qu'il rappellerait… dans dix minutes maintenant.

L'homme escaladait les marches en observant sa montre.

– Je vous le passerai dans votre chambre…

Il disparut dans la nuit, au détour du sentier qui menait au bâtiment principal.

Vondt ouvrit sa serrure avec une angoisse tenace vissée au ventre.

Il attendit dix minutes devant le petit combiné gris.

À la onzième très exactement la sonnerie retentit.

Il empoigna le combiné et se tendit en jetant un «Allô, Johan Plissen» bref comme un coup de trique.

– Réception. Je vous passe M. Kaiser.

De grande amplitude la catastrophe, ça, oui.

C'est l'impatience de Sorvan qui les avait sauvés, pensait Dorsen, au volant de la voiture qui s'enfonçait dans les bois, tous feux éteints, après que le Bulgare eut passé son mystérieux coup de téléphone.

Après l'appel radio de Koesler, dans la soirée, Sorvan s'était mis à tourner en rond comme un fauve dans une cage. Un fauve blessé, à la cuisse bandée et s'appuyant sur une canne de métal. Mais un fauve quand même, carnassier et sauvage.