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– Moi aussi je devrai m'évanouir dans la nature, mais je vous expliquerai ça plus tard. En attendant est-ce que vous m'autorisez officiellement à entreprendre des tractations avec Siemmens, dans le cadre dont je vous ai parlé?

Un nouveau silence. Une plus forte pression du souffle.

– Oui. Pas plus de douze heures. Mais je veux aussi savoir où est Mme Kristensen et je veux sa véritable identité, à lui.

Hugo suspendit sa respiration. Il n'avait pas pensé à ça.

– Je n'avais pas prévu ça, Anita… Désolé. Ecoutez, je vais essayer de faire passer cette pilule et je vous rappelle aussitôt. En attendant préparez les flics à un hallali. Si ça marche, dans une demi-heure vous pouvez leur communiquer l'adresse de la bande.

– D'accord, on dit un autre coup de fil dans une demi-heure. Si vous ne le faites pas dans trois quarts d'heure c'est qu'il y aura eu un problème, disons… sérieux. Dites-moi où vous êtes.

Un mélange d'attention et de professionnalisme. Il en fut particulièrement touché.

– Oui, je suis à Almansil, à l'ouest de Faro.

– Je connais. Si dans quarante-cinq minutes vous n'avez pas rappelé j'alerte les flics d'Almansil. vous me décrivez votre voiture?

– O.K. Nissan vert sombre. Neuve. Plaques espagnoles.

– Décrivez-moi Siemmens.

– Un grand type, solide. Cheveux bruns, yeux bleus presque gris, un visage mince. un peu émacié, aux traits réguliers, avec un grand nez droit et qrelques rides. Un type de quarante-cinq ans, pas plus.

Le souffle, légèrement suspendu.

– Cheveux bruns?

– Ouais, mais c'est de la teinture, je suis sûr que ses cheveux sont comme ses sourcils et l'ensemble de sa pigmentation, un blond très clair, presque cendré, je peux parfaitement le décrire parce que mon père lui ressemblait, sur ce plan-là strictement, j'entends…

Un léger rire, fruité, comme une saveur palpable malgré la distance.

– Incroyable, Hugo, vous savez qui c'est?

– Non, du tout, répondit-il sincèrement étonné par ce qualificatif.

– D'après votre description il s'agit sûrement de Koesler, Karl.

– Et alors?

– C'était… disons le secrétaire spécial d'Eva Kristensen et Wilheim Brunner pour toutes les questions de sécurité. Il doit connaître tous les rameaux de l'organisation, oh bon dieu, Hugo, vous ne vous rendez pas compte? Il faut absolument que nous puissions le coincer. Il a quelque chose à voir avec les snuff-movies lui aussi, vous comprenez?

– Non, je ne comprends rien. Vous me dites oui, puis après vous me dites non. Et c'est quoi putain cette histoire de snuff-movies, au pluriel, Alice ne m'a parlé que d'une seule cassette.

Un soupir, avec son cortège de parasites saturés.

– Pluriel?… Ah, évidemment, vous ne vous doutiez pas de la chose?

– Que… Non… Putain… ah, bon dieu je ne sais même plus comment m'expliquer clairement. Bon, résumons-nous, Eva Kristensen a fait d'autres films que celui qu'Alice a trouvé chez elle?

– Oui. Quand Alice a volé cette bande elle était entreposée dans une pièce remplie d'autres cassettes.

Ah, oui, d'accord, se mettait-il à comprendre. La mère Kristensen montrait enfin son véritable visage.

– Est-ce qu'on peut dire que c’est le genre de cannibale moderne qui aura réussi à transformer l'artisanat du snuff-movie en technique industrielle?

Un bref éclat de rire froid, et réprimé, désespéré.

– Oui, je pense qu'on peut la décrire comme telle.

– Je vois…, laissa-t-il tomber, rêveur. Cette chasse prenait tout son sens.

L'enfer s'était déplacé. Non, il proliférait, comme un virus. Comme les deux gosses britanniques de février, qui avaient supprimé de manière abominable un môme de deux ans. Lorsque cette information lui était parvenue, à Sarajevo, par Zladtko Virianevic, lorsqu'il avait appris ce meurtre d'enfant commis par d'autres enfants donc, cela avait éclairé l'univers tout entier. L'Europe succombait à ses virus, le monde occidental moderne à ses limites, montrant là son vrai visage, annonciateur d'un crépuscule redoutablement tangible, encore une fois. Le visage ambivalent du yuppie cannibale et humanitaire… Ce qu'il savait d'Eva Kristensen suffisait maintenant pour dessiner un monstrueux portrait psychologique. Femme d'affaires branchée dans les milieux de la finance internationale, de la mode, de la pub et du vidéoclip le jour, elle réalisait des films interdits la nuit. Tortures et assassinats en direct-live, sur de la bande magnétique. Avec son niveau de pouvoir elle avait pu accéder à une échelle grandiose, sur le plan de la quantité, comme sans doute aussi de la qualité des films. Il était certain qu'elle faisait de généreuses donations à de nombreuses fondations.

– Dites-moi, vous avez vu les images, vous… c'était comment, genre vidéo 8 amateur, filmée à la va comme j'te pousse ou ça vous semblait, comment dire, tourné de manière professionnelle?…

– Je comprends… Oui, professionnel. Les images étaient, comment dire, presque belles, vous voyez, au niveau des lumières, du cadrage, c'était net, esthétique, à tel point que des experts de chez nous n'ont pas vraiment pu se déterminer à cent pour cent, pour dire s'il s'agissait de trucages ou d'actes réels… Stupéfiant, non?

Oui, pensait-il, le siècle s'achevait par la cerise confite couronnant le tourbillon de la chantilly.

Quant à lui, il télescopait l'histoire au moment le plus imprévu, alors qu'il était allé la chercher jusqu'au cœur des Balkans, sans voir rien d'autre que la guerre, obscure, chaotique et fatalement destructrice, l'histoire sortait de l'ombre, du hasard, comme un diable de sa boîte. Ici, dans l'Europe postmoderne de la fin du xxe siècle.

Comme si tout avait été subtilement programmé pour qu'une telle rencontre survienne. Lui, identité-fantôme, clandestine, opaque, y compris à ses propres yeux et elle, Golden Girl de l'abominable.

– Bon, reprit-il en s'ébrouant. Qu'est-ce qu'on fait pour Koesler?

Un bref silence, puis:

– Je veux la planque de Kristensen et un organigramme complet. Avec le nom des societés-écrans ou des hommes de paille.

– O.K. On fait comme on a dit, dans trois quarts d'heure, maxi. Au revoir, Anita, et merci.

Son souffle avait été beaucoup plus grave que prévu sur les derniers mots.

Et son bras se détendit mollement pour reposer le combiné sur son socle.

Il entendit un lointain au revoir nimbé de chuintements téléphoniques puis le claquement du métal et du plastique.

Il mit une bonne minute pour tout à fait reprendre ses esprits, avant de s'élancer hors de la cabine.

Sur la plage de Quarteira, Hugo ouvrit de nouveau le coffre de la voiture pour faire sortir Koesler. Il avait eu tout le temps de préparer la suite des événements en conduisant et voulait essayer de se faire plus humain, mais sans lâcher le morceau.

– Ça va? lâcha-t-il au quadragénaire aux yeux gris…

L'homme marmonna quelque chose d'incompréhensible en se rétablissant une nouvelle fois sur le sable, du même mouvement leste…

– Désolé pour les menottes, mais tant que nous n'aurons pas enclenché pour de bon la machine je dois veiller à ne faire aucune erreur.

– J'comprends ça.

– Bon passons aux choses sérieuses. Les flics sont d'accord pour douze heures, pas une de plus. Et ils veulent la cachette de votre patronne. C'est à prendre ou à laisser. Je ne peux rien faire d'autre.

L'homme restait debout, solidement campé sur ses jambes, bien droit, strictement autodiscipliné.

Comme un militaire. Un ancien soldat. Un ex-mercenaire. Ou quelque chose dans ce goût-là.

– J'ai pas énormément le choix de toute façon.

Hugo avait de nouveau sa mitraillette en mains.

– Non, effectivement. Sans compter que les flics connaissent ta véritable identité, Karl Koesler, et que t'as donc tout intérêt à filer droit sans faire de vagues, puis à te faire oublier ailleurs. Très sincèrement, c'est la meilleure solution.