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– Maman, l'avait coupée Alice, tu sais parfaitement que je ne suis pas trop petite pour comprendre. Simplement cette conception de l'Univers est complètement dépassée, c'est une conception erronée, ça ne correspond à rien, que ce soit dans la théorie du big-bang ou de la mécanique quantique…

Alice avait entendu Wilheim marmonner quelque chose, du divan où il était vautré devant la télé comme chaque après-midi qu'il passait à la maison. Puis plus clairement:

– Big Band… Mécanique cantique? Nom de dieu c'est pas possible, mais où t'as pêché une fille comme ça, Eva?

Sa mère s'était retournée vers le canapé de cuir suédois et avait dardé un regard fulgurant sur la masse beige écroulée dans le cuir noir. Elle avait lancé d'un ton rêche et froid:

– Silence pauvre minable, ma fille est une… génie. Nous devons juste nous expliquer elle et moi… À l'avenir mêle-toi de ce qui te regarde et de ce que tu peux comprendre, d'accord?

Le silence de la résignation s'abattait sur le canapé.

Sa mère l'avait de nouveau fixée dans les yeux.

– La science «moderne» est souvent incapable d'expliquer de nombreux mystères et le zodiaque en est un…

– Oh, maman, je t'en prie, Mlle Chatarjampa m'a bien expliqué l'histoire de la création de notre système solaire… les planètes et les constellations ça n'a rien à voir avec les horoscopes…

– Qu'est-ce que cette petite Hindoue connaît au système solaire, je la paye pour t'enseigner l'anglais et les mathématiques, pas pour te bourrer la tête de…

– Maman elle est étudiante en sciences physiques. Elle sait comment le Soleil est né, et la Lune, la Terre, les planètes… ça n'a rien à voir avec les horoscopes.

– Tais-toi maintenant, avait rétorqué sèchement sa mère.

Puis sur un ton plus doux, comme à son habitude.

– Ne parlons plus de cela. Je signalerai néanmoins à Mlle Chatarjampa de bien vouloir rester à sa place et de se borner à t'enseigner l'anglais et les maths. Pour le reste…

– Mais maman, c'est une spécialiste, et en plus ça m'intéresse, j'aimerais beaucoup aller au Musée astronomique avec elle le week-end prochain.

– Il n'en est pas question…

– Oh maman tu me l'avais promis. Que je puisse sortir et faire ce que je voulais un week-end sur deux.

– Hors de question et inutile d'en reparler.

– Oh maman s'il te plaît, sois gentille, c'est très important et Mlle Chatarjampa…

– Oh dis donc Mlle Chatarjampa par-ci, Mlle Chatarjampa par-là, tu commences à me chauffer les oreilles avec cette Chatarjampa. De toute façon tu n'iras pas et je crois que je vais devoir…

Sa mère n'acheva pas sa phrase et lui sourit en réajustant ses lunettes Cartier.

– Bon nous verrons tout cela plus tard ma chérie, en attendant il faut que tu ailles faire tes devoirs.

Sans un mot Alice était montée dans sa chambre. Elle savait qu'il n'y avait plus rien à dire.

Le 8 janvier 1993, quatre mois plus tard environ, Sunya Chatarjampa ne vint pas à la maison Kristensen.

Le lendemain non plus. À Alice qui s'inquiétait, sa mère répondit qu'il ne fallait pas, qu'elle était peut-être malade, ou avait eu un empêchement familial et qu'elle appellerait sûrement bientôt.

Une semaine s'écoula, Mlle Chatarjampa n'était toujours pas revenue.

Quelque temps plus tard, un officier de police vint prendre les déclarations de ses parents. Ceux-ci envoyèrent Alice dans sa chambre et elle dut se contenter de surprendre par sa porte entrouverte des bribes de conversation qu'elle n'aima pas tellement, lorsqu'elle les comprit, comme:

– La disparition de Mlle Chatarjampa reste incompréhensible, disait le policier. C'est un ami commun de vos cuisiniers qui s'est inquiété… Cela fait trois semaines qu'elle n'est pas réapparue et sa famille du Sri Lanka n'a aucune nouvelle d'elle…

Disparition, pensa Alice.

Disparaissent, que les corps disparaissent, avait dit un jour Koesler au téléphone.

À partir de cette date, elle décida de faire la lumière sur tous ces petits détails bizarres. Et en premier lieu sur cette pièce interdite du sous-sol.

Il lui fallut des mois pour mettre au point sa stratégie mais après des manœuvres complexes elle réussit un jour à se procurer la clé de sa mère et à ouvrir la pièce. La maison était vide. Elle avait jusqu'au soir devant elle.

Alice manœuvra la serrure blindée et découvrit une pièce carrée, pas très grande, obscure, couverte de rayonnages métalliques où s'entassaient des cassettes vidéo et des cartons empilés dessous.

Elle trouva un interrupteur et un tube de néon éclaira la salle d'une lumière crue et métallique.

Alice aperçut des étiquettes blanches sur certaines cassettes. Les étiquettes portaient des noms de femmes ou des titres comme Trois françaises empalées. La culture précise et encyclopédique d'Alice lui permit de comprendre de quoi il s'agissait et l'image de violence qui avait assailli son esprit la submergea d'une vague acide.

Mais cela restait abstrait néanmoins. Elle imagina cela comme un film d'horreur interdit aux enfants, le genre de films que les adultes regardaient et qui étaient sévèrement contrôlés comme les trucs pornos vendus sous cellophane dans les sex-shops des quartiers chauds.

Elle comprit qu'il y avait ici quelque chose de honteux qui devait être camouflé aux yeux du monde, tous ces gens bronzés et creux que Wilheim et sa mère invitaient de plus en plus souvent à la maison.

Sur une étagère les étiquettes avec des noms de femmes étaient en rouge.

Alice ne sut expliquer ce changement de couleur mais parcourut les noms.

Entre deux cassettes aux consonances nordiques, danoises ou suédoises. Alice s'arrêta, le souffle coupé. Un sentiment terrible l'envahit comme une lame de fond.

C'est en tremblant qu'elle se saisit de la cassette et la soupesa de la main, comme si elle voulait se pénétrer de sa réalité, de son poids.

La petite étiquette autocollante brillait sous lé néon.

Et les mots écrits en rouge ne laissaient aucun doute.

SUNYA C

C'est pleine d'une angoisse visqueuse qu'Alice remonta dans la maison déserte et alla s'asseoir devant la télévision après avoir enclenché la cassette dans le magnétoscope.

Elle l'arrêta au bout d'à peine une minute et se mit à pleurer, longuement, sur l'immense tapis chinois.

Elle décida de garder la cassette, descendit refermer la porte, et le soir même fit son tour de passe-passe avec les clés, comme prévu. Ses parents rentrèrent dans la nuit et elle les entendit monter se coucher, presque directement, à moitié saouls. Elle s'endormit avec la cassette cachée sous son lit, puis se réveilla le lendemain matin en ne sachant pas très bien ce qu'elle allait faire.

Elle n'alla pas au lycée, erra dans la ville avec la cassette dans le sac de sport et ne rentra pas pour dîner.

Vers minuit, elle comprit que l'irrémédiable avait été accompli et qu'elle ne pourrait plus rentrer à la maison. Elle passa la nuit dans un parking souterrain et, à l'aube, se traîna vers le centre-ville où elle s'offrit un petit déjeuner dans un café avant de se diriger vers le commissariat de la Marnixstraat.

Anita Van Dyke arrêta son petit magnétophone et regarda sans rien dire la fillette, toujours aussi droite sur sa chaise.

Alice la regarda intensément et fouilla dans son sac pour en extirper une grosse bobine VHS qu'elle tendit par-dessus le bureau.

– C'est là-dessus madame Van Dyke, oh mon dieu. C'est vraiment Mlle Chatarjampa.

Et la fillette se courba en deux en éclatant en sanglots.

Pendant plus d'une demi-heure elle avait patiemment débité toute son histoire, dans un flot continu et précis et Anita Van Dyke avait été interloquée par sa force de caractère et son sang-froid.

Pas une fois une larme n'était apparue à l'évocation de sa mère. Mais celle de Mlle Chatarjampa et de la cassette venait de faire exploser le mince barrage dressé face à l'émotion.