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Le sourire de mamie brillait comme une lampe. Eva Kristensen, la mère de la petite Alice, eut une lueur étrange dans le regard à cet instant. Une lueur que personne n'aperçut, sauf Alice qui percevait sa silhouette et son visage dans l'immense miroir qui tenait lieu de mur, au fond de la pièce.

Alice fut frappée par sa froide et haineuse intensité.

C'est au cours du Noël suivant que mamie tomba malade, Alice était chez mamie lorsqu'il fallut appeler le médecin dans la nuit. Ce fut elle qui s'en chargea. Mamie fut hospitalisée et Alice rentra chez elle, un 27 décembre neigeux et froid, avec sa mère qui lui expliquait que c'étaient sûrement ses dernières vacances chez Mamie.

Mamie mourut au début du mois de février, quelques semaines plus tard.

Eva Kristensen, Alice Kristensen et Wilheim Brunner emménagèrent dans la grande maison d'Amsterdam, le 15 mai 1991, dans la matinée. Alice allait sur ses onze ans.

Désormais, lui avait dit sa mère, nous vivrons ici, dans la maison de mon père. Et tu passeras l'été en Suisse chez nos amis de Zurich.

Lorsqu'ils revinrent de leurs vacances d'été, les parents d'Alice semblaient en pleine forme, faisant allusion en riant à l'expérience qu'ils avaient connue lors de leur séjour sur la côte espagnole.

C'est à partir de cette rentrée que M. Koesler fit son apparition. Et ne quitta plus ses parents.

M. Koesler était l'assistant de Wilheim Brunner. Il l'assistait en tout, conduisant la nouvelle voiture, une grosse Mercedes gris métallisé, aux reflets ambre. S'occupant du jardin, passant la tondeuse et le désherbant.

M. Koesler était un grand homme blond, d'une quarantaine d'années, aux yeux gris-bleu, athlétique et silencieux. Alice l'avait froidement détesté, instinctivement. D'une certaine manière il lui faisait peur. Elle sentait confusément une aura de brutalité sous les traits trop symétriques.

En plus de conduire la voiture et de faire le jardin, il ramenait des trucs, des cartons fermés avec du Scotch, dans une grosse camionnette bleue, avec plein de phares devant.

Un jour qu'elle avait demandé à sa mère ce que contenaient les cartons, celle-ci avait négligemment répondu, observant la surface parfaite de ses ongles rougis par le petit pinceau: «Oh rien du tout, des trucs pour les grandes personnes, ma petite chérie.»

Alice réussit un jour à apercevoir le contenu d'un des cartons.

Et elle se demanda ce que les grandes personnes pouvaient faire avec autant de cassettes vidéo.

Les cartons furent entreposés dans une pièce blindée du sous-sol dont seuls ses parents et M.Koesler possédaient une clé qu'ils enfermaient dans un coffre protégé par des systèmes d'alarme sophistiqués. Durant la même période ses parents s'étaient mis à parler du Studio qu'ils achetaient à la campagne, une grande maison isolée qu'elle ne visita jamais mais dont elle aperçut quelques polaroïds, une fois, au moment de la transaction.

Sa mère finit par lui expliquer qu'elle et Wilheim, en plus de leurs affaires habituelles, réalisaient maintenant des programmes de télévision pour des chaînes étrangères. Sa mère lui avait fièrement montré une carte de visite tarabiscotée où les mots Directrice de Production s'affichaient en lettres sérieuses et élégantes sous son nom complet, Eva Astrid Kristensen.

Six mois plus tard environ Mlle Chatarjampa fut engagée par sa mère comme préceptrice afin de compléter l'éducation de sa fille. Mlle Chatarjampa devait travailler pour se payer ses études à l'université.

Alice aima d'emblée Sunya Chatarjampa, jeune et jolie étudiante srilankaise, qui finit par occuper l'espace et le temps vacants que laissait sa mère: souvent absente en compagnie de Wilheim. Celui-là, Alice le détestait plus fort chaque fois qu'elle devait supporter sa présence. Sa vanité et ses fausses manières bourgeoises et raffinées, celles d'un petit snob arriviste et manipulateur, tiré du ruisseau par la seule richesse de sa mère, le rendaient sans cesse plus antipathique. Un sentiment qu'Alice ne chercha plus à cacher, ce qui ne sembla même pas irriter sa mère, qui tenait visiblement Wilheim en piètre estime.

Alice avait fini par savoir se débrouiller seule. À partir le matin à l'école et à manger le soir avec Mlle Chatarjampa qui supervisait ses études. A la limite Alice voyait plus souvent M.Koesler qui passait régulièrement chercher ou amener des lots de cassettes vidéo dans la pièce blindée du soussol, ou le majordome de la propriété que sa propre mère et son beau-père.

Un jour, Alice avait entendu sa mère rétorquer sèchement à la jeune Sri Lankaise qui venait de la questionner au sujet de la pièce du sous-sol:

– Veuillez vous mêler de ce qui vous regarde mademoiselle Chatarjampa et sachez que si cette pièce est fermée c'est pour assurer la protection de nos droits. Nos droits d'artistes… Nous ne voulons pas être plagiés c'est tout.

Mlle Chatarjampa avait baissé la tête en signe d'excuse. Sa mère s'était faite plus douce, plus mielleuse, un ton qu'Alice n'aima pas du tout:

– Mademoiselle Chatarjampa, ne vous occupez plus de cela et tâchez d'apprendre correctement l'anglais à ma fille, qui pourrait encore améliorer ses résultats.

La seule passion que sa mère éprouvait à son egard résidait dans ses performances scolaires, qui se situaient largement au-dessus de la moyenne. Sa mère tenait cela comme une preuve de son génie et de la parfaite «compétitivité de son patrimoine génétique» comme elle l'avait entendu le dire plusieurs fois à Wilheim, qui ne comprenait pas un traître mot de ce qu'elle disait et sûrement pas celui de génétique. Alice détestait entendre sa mère parler d'elle comme cela. Alice comprenait tout, évidemment, et devant la mine ahurie de Wilheim qui sommeillait devant son consommé de saumon ou la nouvelle coiffure sophistiquée de sa mère, elle pensait à chaque fois plus fort que non, décidément, elle n'y était pour rien, que c'était même un miracle qu'aucun de ses traits de caractère n'ait déteint sur elle, sa fille. Que c'était un miracle qu'elle ait pu ainsi bénéficier de la sensibilité de cet Anglais qui, jusqu'à l'âge de ses neuf ans, avait été son père.

Ce n'est pas ton patrimoine génétique, maman, pensait-elle, bien nettement, c'est celui de papa. Celui que tu as fait partir et que je n'ai même plus le droit de voir.

Une nuit, elle entendit ses parents revenir et elle s'éveilla. Elle les entendit se servir des verres dans le salon. Alice sortit de sa chambre et alla jusqu'à la rampe d'escalier qui menait au rez-de-chaussée. Elle s'accroupit dans l'ombre et écouta attentivement la conversation.

– Je veux qu'Alice ait la meilleure éducation possible, disait sa mère déjà grisée de diverses vapeurs d'alcool. À la fin de son… cycle je veux qu'elle retourne dd-dddans une p-pension suisse. Une école d'élite. Pour les filles de ministres, de diplomates et de financiers, tu M'ÉCOUTES WILHEIM?

– Hein? Oui, oui je t'écoute chérie, avait marmonné l'Autrichien avec son accent épais, mais tu sais que les écoles suisses sont horriblement chères…

– Je veux que ma fille ait ce qu'il y a de meilleur… La voix de sa mère s'était durcie, intraitable. Mes parents ont été incapables de gérer correctement mon éducation… Ils m'ont fait suivre les cursus classiques, dans des établissements publics… pouah! Alors qu'ils avaient largement de quoi me payer la meilleure école internationale de filles de Zurich… ce qui m'aurait permis de rencontrer des fils de banquiers, d'émirs, de pétroliers texans et de lords britanniques au lieu de… perdre mon temps avec… tu m'écoutes espèce de larve?

Alice trembla à l'idée de devoir affronter une de ces écoles suisses haut de gamme où elle apprendrait à mettre le couvert, à placer les nonces apostoliques et les verres de Baccarat, à confectionner des cocktails et des mousses au chocolat alors qu'elle se destinait à des activités aussi diverses que la biologie, la préhistoire, l'espace, la vie sous-marine, la vulcanologie ou le violon, domaines qui l'attiraient bien plus que les futilités de sa mère.