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Cela faisait un an déjà, à cette époque, que sa mère lui payait les cours de violon que dispensait Mme Yaacov, une vieille émigrée russe, qui était sortie première du conservatoire de Moscou, avait officié comme premier violon au Symphonique de Leningrad sous la direction de Chostakovitch (références que sa mère ne saisissait évidemment pas, se contentant d'énoncer stupidement «bien sûr, bien sûr»). Pour sa mère, ce qui comptait c'était qu'il fût très chic, dans la haute société européenne des stations d'hiver à la mode, que sa fille suivît des cours de violon avec une artiste d'élite. Le soir même, Wilheim, qui avait assisté à la premiere visite de la vieille dame russe, avait vaguement picoré son dîner préparé par le couple de cuisiniers tamouls, engagés peu de temps auparavant, et qui feraient venir plus tard Sunya Chatarjampa.

– Dis-moi, Eva, Yaacov, ça serait pas un peu juif des fois… Et puis m'a l'air un peu tapée la vieille, qu'est-ce qu'elle a bien pu vouloir dire avec son histoire de siège?

Alice avait fixé sa mère qui faisait semblant de ne pas entendre et s'absorbait dans un magazine à sensation à grand tirage en grignotant son jambon de Parme.

Alice avait alors vu Wilheim qui plongeait son regard vide dans son assiette et elle avait froidement laissé tomber.

– Ce qu'elle voulait dire, c'est le siège de Leningrad. Entre 1941 et 1943. Leningrad a été coupé du monde par les nazis et toute la ville mourait de famine… Mais tous les jours l'orchestre jouait à la radio.

Wilheim avait sursauté et regardé Alice avec une lueur indicible, presque apeurée, au fond des yeux. Alice pouvait sentir le regard de sa mère qui la fixait, abasourdie, de l'autre côté de la table.

Le jeune Autrichien fit semblant de regarder les images de l'énorme et luxueux poste de télévision qui trônait à l'autre bout de la pièce miroitante.

Alice reposa doucement sa cuillère et sans presque desserrer les lèvres assena le coup de grâce:

– À cause du rationnement il fallait économiser le maximum d'énergie, faire le moins de mouvements possible, c'est pour ça que l'orchestre ne jouait que des andantes… C'est ça ce que Mme Yaacov a voulu dire quand elle vous a expliqué que les andantes étaient sa spécialité. C'est pour ça qu'elle souriait comme ça…

Alice savait que Wilheim ignorait sans doute le sens exact du mot andante. Même l'explication de l'énigme lui resterait opaque, lui prouvant sa nullité, ce que Wilheim détestait.

– Mein Gott, marmonna Wilheim, putains de juifs… Tu es vraiment obligée de payer cette prof à ta fille, Eva?

– Silence. Je te prierais de me laisser dorénavant régler seule les problèmes d'éducation de ma fille. C'est moi qui décide, vu?

Wilheim se renfrogna et se rendit sans même livrer bataille.

Un autre jour, quelques semaines après la conversation qu'elle avait surprise dans l'obscurité de l'escalier, Alice entendit M.Koesler donner un étrange coup de téléphone.

Ce jour-là les cours de gymnastique de l'après-midi avaient été annulés à cause de l'absence de Mlle Lullen. Alice était plongée dans Don Quichotte, qu'elle lisait dans le texte original espagnol bien entendu, lorsqu'elle avait entendu du bruit. Elle jeta un coup d' œil par sa fenêtre et vit la voiture de M. Koesler, une japonaise blanche, s'arrêter dans l'allée de gravier devant le perron. Il entra dans la maison, l'air soucieux, avec un paquet brun sous le bras.

Les cuisiniers tamouls n'étaient pas encore là et c'était le jour de sortie de Mlle Chatarjampa. Alice alla doucement ouvrir la porte de sa chambre et écouta le silence dela maison, perturbé par le bruit des pas de M. Koesler au rez-de-chaussée. Elle se glissa dans le couloir et; frissonnante de peur, s'accroupit derrière la rambarde qui dominait l'escalier.

Elle sursauta lorsqu'elle l'entendit venir de la cuisine et se saisir du téléphone du vestibule, juste en bas de la volée de marches.

Elle l'entendit composer un numéro puis, d'unt voix engluée par un morceau de nourriture quelconque, un truc qu'il avait dû prendre dans la cuisine, il demanda à parler à Johann.

Il y eut une pause puis:

– Johann? C'est Karl. Tu imagines la raison de mon appel, je pense…

Koesler avait aussitôt repris, interrompant à coup sûr son interlocuteur:

– Je m'en fous. Il faut que tu te démerdes, Johann, il faut que tous les corps disparaissent, tu m'entends, et fissa…

Alice n'avait pas du tout aimé le ton de sa voix. Elle remercia la providence qui faisait que cet assistant grossier ne vivait pas dans la maison mais dans un appartement, pas très loin, cependant.

Les corps, se demanda-elle des jours entiers, que les corps disparaissent, qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire?

Le lendemain ou le surlendemain, elle avait surpris une autre conversation entre sa mère et Wilheim, dans le deuxième salon, celui du flipper et du billard américain, où ils s'isolaient parfois. Alice passait devant la porte entrouverte lorsqu'elle s'était arrêtée en reconnaissant les voix de ses parents.

– Je crois que ma fille n'a pas tout à fait tort quand elle pense que tu es complètement inculte, et grossier. Tu ne te rends même pas compte du fantastique développement psychique que cela procure… Le transfert d'énergie. Wilheim, le transfert d'énergie, je suis sûre que tu ne t'en rends même pas compte… Toi tu ne vois que l'aspect financier, c'est ce qui nous différenciera toujours, Wilheim, l'abîme entre l'aristocratie et une nouvelle couche de bourgeoisie juste arrivée…

– Oh je t'en prie. Eva, je j'assure, je ressens aussi ce que tu dis, surtout avec le sang…

Il s'était coupé, comme s'il avait prononcé un mot interdit, et bien qu'elle ne pût le voir, Alice savait que ses yeux imploraient la clémence de sa mère.

– Pauvre crétin, avait fini par siffler sa mère, nous reparlerons de tout ça au Studio, lundi. En attendant veille à ce que Koesler contrôle mieux son personnel à l'avenir… je ne veux pas que l'incident de l'autre jour se reproduise…

Alice se demanda si ce dont parlait sa mère avait un rapport avec le coup de téléphone de Koesler.

Et elle se demanda ce que son beau-père avait voulu dire avec le sang.

Pendant l'été, sa mère et Wilheim partirent pour une croisière en Méditerranée et ils emmenèrent Alice au mois d'août. Elle passa le temps à se balader dans les rarissimes coins isolés qu'elle put trouver aux abords des lieux de villégiature de ses parents. Saint-Tropez, Juan-les-Pins, Monaco, Marbella. Elle dévora Le loup des steppes de Hermann Hesse, Lolita de Nabokov et un traité sur la civilisation étrusque.

A la rentrée, elle déclencha un jour, pour de bon, les hostilités en affrontant sa mère sur la question de l'astrologie.

Depuis le début de l'été, les relations entre Alice et sa mère traversaient une phase soudaine de détérioration. De nombreux accrochages émaillèrent leur séjour. Les résultats d'Alice à l'école etalent pourtant devenus spectaculaires et il s'avérait certain qu'elle allait sauter une classe et passer directement en quatrième.

Ce jour-là, une ou deux semaines après la rentrée (Alice était effectivement passée en quatrième), sa mère tentait de lui expliquer ce que la position de Saturne dans la maison de Mercure, à moins que ce ne fût l'inverse, pouvait entraîner comme conséquences sur un natif du lion, comme elle-même.

Alice avait juste souri et sa mère l'avait froidement toisée:

– Pourquoi souris-tu Alice?

Alice n'avait rien répondu et sa mère avait insisté:

– Allons dis-moi ce qui te fait sourire…

– Ce n'est rien maman, avait-elle consenti à lâcher, ne désirant pas vraiment la blesser.

Mais sa mère avait persisté.

– Non je t'écoute, vraiment qu'est-ce qu'il y a de drôle là-dedans… Tu sais Àlice, tu es peut-être trop petite pour comprendre mais l'Univers est fait de forces mystérieuses qui agissent profondément sur nous…