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Mais ne serait-il pas temps que Ferrer se fixe un peu? Va-t-il éternellement collectionner ces aventures dérisoires dont il connaît d'avance l'issue, dont il ne s'imagine même plus comme avant que cette fois-ci sera la bonne? On dirait qu'à présent dès le premier obstacle il baisse les bras: après l'histoire d'Extatics Elixir il n'a même pas songé à chercher la nouvelle adresse de Bérangère et après l'épisode du Babyphone il n'a pas essayé de revoir Sonia. Serait-il revenu de tout?
En attendant, puisqu'il a un peu de temps, il est retourné voir son cardiologue pour un bilan. On va se faire ce petit échodoppler dont je t'ai parlé, lui a dit Feldman, passe par ici. La pièce était plongée dans une pénombre légère trouée par trois écrans d'ordinateur mais laissant voir aux murs trois reproductions minables, deux diplômes d'angiologie décernés à Feldman par des sociétés étrangères et un cadre contenant, sous verre, des photographies des siens dont un chien. Ferrer s'est dévêtu puis allongé, nu sauf son caleçon, sur le lit de consultation tendu de papier absorbant bleu, il a un petit peu frissonné bien qu'il fît chaud. Laisse-toi faire, tu te détends, a dit Feldman après avoir programmé ses machines.
Puis le cardiologue a entrepris d'appliquer l'extrémité d'un objet noir et oblong, sorte de crayon électronique ou quelque chose comme ça préalablement enduit de gel conducteur, en différents emplacements du corps de Ferrer, différents points du cou, de l'aine, des cuisses et des chevilles et du coin des yeux. Chaque fois que le crayon touchait une de ces zones, des bruits d'amplification de battements artériels sonnaient hautement dans les baffles des ordinateurs, sons redoutables tenant à la fois de souffles de sonar, de brèves rafales de vent violent, aboiements de bouledogue bègue ou halètements de Martien. Ferrer a donc écouté ses artères cependant que, synchroniquement, des flashes d'ondes délivrant leur image paraissaient en pics défilant sur l'écran.
Tout cela a duré un bon moment puis: pas brillant brillant, tu peux t'essuyer, a résumé Feldman en jetant à Ferrer, l'arrachant du lit où il reposait, un morceau de papier absorbant bleu que l'autre s'est passé sur le corps pour étancher tout le gel poisseux répandu. Pas brillant du tout, a insisté Feldman. Va de soi qu'il va falloir être prudent, à présent. Tu vas me respecter un peu plus ce régime alimentaire que je t'ai dit. Par ailleurs, pardon d'être un peu frontal, mais tu vas me faire le plaisir de ne pas trop baiser tous ces temps-ci. En ce moment de toute façon, a dit Ferrer, rien à craindre. Une chose encore, a dit Feldman. Tu évites de t'exposer à des températures extrêmes, hein, pas trop de froid ni trop de chaud parce que, je te l'ai dit, c'est une chose catastrophique pour les gens comme toi. Mais enfin, a-t-il ricané, tu n'en as pas beaucoup l'occasion dans ton métier. Je l'admets, a dit Ferrer sans prononcer un mot sur son voyage dans l'extrême Nord.
Pour le moment, c'est un matin de juillet, la ville est assez calme, il y règne un climat de demi-demi inexprimé et Ferrer se retrouve donc seul à la terrasse d'un café de la place Saint-Sulpice, devant une bière. De Port Radium à Saint-Sulpice, cela fait quand même une bonne distance, une grosse demi-douzaine d'heures de décalage dont Ferrer ne s'est pas encore remis. Malgré les conseils de Jean-Philippe Raymond, il a remis au lendemain les corvées du coffre et de l'assurance, il prendra ces deux rendez-vous plus tard, en fin d'après-midi. En attendant, il a entreposé toutes les antiquités dans un placard qui ferme à clef, au fond de l'arrière-boutique également verrouillée. Pour le moment il se repose, bien que personne ne se repose jamais vraiment, on dit parfois, on imagine qu'on se repose ou qu'on va se reposer mais c'est juste une petite espérance qu'on a, on sait bien que ça ne marchera ni même n'existe pas, ce n'est qu'une chose qu'on dit quand on est fatigué.
Quoique très fatigué, peut-être revenu de tout, Ferrer ne renonce pas à regarder passer les femmes si peu couvertes en cette saison, si désirables aussitôt que cela fait quelquefois presque mal, comme un fantôme de douleur dans le plexus. On est ainsi, parfois, tellement sollicité par le spectacle du monde qu'on en viendrait à oublier de penser à soi. Les très belles comme les pas trop jolies, donc, Ferrer les considère toutes. Il aime le regard absent, un peu hautain, dominateur dont se parent les très belles mais il aime aussi le regard absent et légèrement hagard, crispé, plongé sur l'asphalte à leurs pieds, qu'adoptent les pas trop jolies quand elles sentent bien que depuis la terrasse d'un bar on les scrute avec insistance quand on n'a rien trouvé de mieux à faire et qu'on les juge, d'ailleurs, moins déplaisantes à voir qu'elles ne le croient. D'autant moins qu'elles doivent sans doute faire l'amour, elles aussi, comme tout le monde, et sans doute leur visage n'est-il pas du tout le même alors, cela s'est vu, et peut-être alors la hiérarchie des très belles et des pas trop jolies n'est plus du tout la même. Mais ses pensées ne doivent pas prendre ce tour, Feldman l'ayant prohibé.
Au même instant, le Flétan se dirige à pied vers un très gros parking privé, gardé par des vigiles massifs assistés de très gros chiens, au-delà du boulevard périphérique derrière la porte de Champerret. Tout en marchant, le Flétan respire mieux que tout à l'heure. Quand son épiderme le démange, ça ou là, il se gratte distraitement mais ce n'est pas déplaisant, il pourrait marcher ainsi longtemps sous le soleil, il avance. Il passe devant un petit garage sommaire – des établis, une fosse à vidange, trois voitures inégalement désossées, un treuil, on connaît tout ça. Puis se présente le parking qui a l'air spécialisé dans les véhicules utilitaires, poids lourds, remorques et semi-remorques. Dans sa cage transparente où il règne sur six écrans de vidéosurveillance et deux cendriers pleins, l'homme de la sécurité du parking est petit, compact comme une pile et souriant comme une porte. Le Flétan lui fait savoir qu'il vient pour le frigorifique qu'on a dû réserver la veille par téléphone, l'homme acquiesce, il a l'air au courant, il précède le Flétan vers l'objet.
C'est une fourgonnette blanche parallélépipédique, tout en angles comme une boîte ou comme les baraquements de Port Radium: sa carrosserie n'est pas conçue pour fendre l'air. Par-dessus la cabine est installé un petit moteur coiffé d'une grille d'aération circulaire qui ressemble à une plaque chauffante. L'homme de la sécurité déverrouille les portes arrière, découvrant un vaste volume vide aux parois métalliques, quelques bacs en polystyrène sont empilés dans le fond. Bien que l'intérieur soit propre et sans doute nettoyé au Karcher, il s'en dégage toujours une légère odeur de graisse figée, de sang fade, d'aponévrose et de ganglion, sans doute sert-il d'habitude au transport de la viande en demi-gros.
Après que, d'une oreille distraite, il a écouté l'homme lui expliquer le fonctionnement du véhicule, le Flétan lui remet une partie de l'argent confié par Baumgartner et le laisse pousser la portière à glissière avant de monter à bord. Après que l'homme s'est éloigné, le Flétan extrait de sa poche une paire de gants de ménage en caoutchouc blond extra, dont la paume et les doigts granités agrippent les surfaces, évitant aux objets de glisser. Le Flétan les enfile puis il met le contact et démarre. La marche arrière craque un peu, mais ensuite les vitesses s'enchaînent harmonieusement pendant que la camionnette s'éloigne vers le boulevard périphérique extérieur, d'où nous sortirons par la porte de Châtillon.
Place de la Porte de Châtillon, le Flétan gare le frigorifique en double file devant une cabine téléphonique. Le Flétan sort du véhicule, entre dans la cabine, décroche et prononce quelques mots. Il paraît recueillir une brève réponse puis, abandonnant sur le combiné quelques molécules de lui-même – fragment de cérumen obturant une perforation du récepteur, goutte de salive dans un orifice du micro -, il raccroche en haussant un sourcil. Il n'a pas l'air très convaincu. Il paraît même un petit peu circonspect.