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Le fourgon piloté par Rajputek se présenta en fin de matinée. Une fois les conteneurs chargés puis déchargés à la galerie, attentivement stockés dans l'atelier, Ferrer regagnerait son domicile à pied. En quittant la galerie pour rentrer chez lui, il jeta un coup d'œil sur l'évolution du chantier: il semblait que les fondations eussent achevé d'être creusées, on avait installé des baraques métalliques qui abriteraient les machines et les hommes, on commençait de monter deux grandes grues jaunes à l'aide d'une grue rouge superlative. En semaine, le bruit risquerait d'être infernal, on verrait.

En attendant, ce dimanche d'été, le silence de Paris rappelait celui de la banquise, sauf que ce n'était plus la glace mais le goudron que le soleil faisait fondre superficiellement. Comme il rentrait chez lui, atteignant son palier, l'absence d'Extatics Elixir le surprit comme si le silence urbain avait tout fait disparaître, décimant également la tribu des parfums. Renseignements pris auprès de la gardienne, il apparut qu'en son absence Bérangère Eisenmann avait déménagé. Plus de femme immédiatement disponible, donc. Ferrer prit modérément bien la chose et, déballant ses affaires, il retrouva la fourrure récupérée sur la Nechilik : elle était complètement corrompue, les poils se détachaient par plaques de la peau qui, à température normale, s'était muée en vieille colle purulente et figée. Ferrer prit le parti de la jeter avant de s'attaquer au courrier.

C'était de prime abord une montagne de courrier mais, une fois payées les factures et jetés les faire-part, invitations, circulaires et magazines, il ne restait plus rien qu'une convocation au Palais de justice, d'ici trois mois, le 10 octobre, pour une séance avec Suzanne dans le cadre de la procédure de divorce en cours. Il se trouverait alors supérieurement sans plus de femme du tout mais on le connaît, cela ne saurait durer. Ça ne devrait pas tarder.

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Et tiens, qu'est-ce qu'on disait, deux jours n'ont pas passé qu'en voilà déjà une. Mardi matin, Ferrer avait rendez-vous à la galerie avec l'expert qui se présenta flanqué d'un homme et d'une femme: ses assistants. L'expert s'appelait Jean-Philippe Raymond, petite cinquantaine d'années, noiraude silhouette aiguë de couteau de chasse drapée dans des vêtements trop grands, élocution confuse, moue dubitative et regard pointu. Il se déplaçait avec une prudence instable et déséquilibrée, se retenant au dossier des chaises comme à un bastingage par force 9 sur l'échelle de Beaufort. Ayant déjà eu recours deux ou trois fois à ses services, Ferrer le connaissait un peu, cet expert. Son assistant marchait avec plus d'assurance, s'aidant en cela par extraction continue d'arachides grillées du fond de sa poche et s'essuyant les doigts toutes les cinq minutes sur un Kleenex translucide. Quant à l'assistante, qui devait aller sur ses trente ans, elle répondait froidement au prénom de Sonia. Blonde aux yeux beiges et beau visage austère dénotant la glace ou la braise, tailleur noir et chemisier crème, ses mains ne cessaient d'être occupées par un paquet de Benson d'un côté, un mobile Ericsson de l'autre.

Ferrer leur désigna des sièges avant de déballer les objets venus du froid. Parvenu à s'asseoir, Jean-Philippe Raymond commença d'examiner boudeusèment ces antiquités sans émettre aucun commentaire, délivrant seulement de temps en temps d'ésotériques indications codées, suites de chiffres et de lettres. Debout derrière lui, Sonia les chuchotait dans l'Ericsson à destination d'on ne savait où, puis chuchotait en retour les réponses également abstraites fournies par son interlocuteur, puis se rallumait une Benson. Après quoi l'expert et son assistant délibérèrent obscurément pendant que Ferrer, ayant renoncé à comprendre quoi que ce fût, échangeait de plus en plus de regards avec Sonia.

On les connaît, ces échanges de coups d'œil intrigués que s'adressent à première vue mais avec insistance deux inconnus l'un à l'autre et qui se plaisent aussitôt au milieu d'un groupe. Ce sont des regards instantanés mais graves et légèrement inquiets, très brefs en même temps que très prolongés, dont la durée paraît bien supérieure à ce qu'elle est vraiment, et qui se glissent clandestinement dans les conversations du groupe, qui ne s'aperçoit de rien ou fait comme si. Cela provoque en tout cas du trouble, vu que l'assistante Sonia parut une fois confondre les fonctions de ses accessoires, parlant deux secondes à ses Benson.

Tout le travail d'expertise prit une petite heure sans que l'un ni l'autre homme se tournât un instant vers Ferrer, mais au terme de laquelle la bouche de Jean-Philippe Raymond se tordit en inquiétant rictus sceptique. Ses commissures s'infléchirent vers le sol pendant qu'il alignait, tout en secouant la tête avec mauvaise humeur, quelques colonnes de signes sur un étroit carnet relié de lézard pourpre et Ferrer, vu l'expression qu'il affichait, pensa que c'était foutu: tout ça ne vaut pas un clou, tout ce voyage pour rien. Mais, cela fait, l'expert laissa tomber son estimation. Cette somme, bien qu'énoncée hors taxes et sur un ton dédaigneux, équivalait sans mal au prix de vente d'un ou deux petits châteaux de la Loire. Je ne dis pas les grands châteaux de la Loire, notez, je ne dis pas Chambord ou Chenonceaux, je parle des petits ou des moyens dans le genre Montcontour ou Talcy, ce qui n'est déjà vraiment pas mal du tout. Et vous avez un coffre, supposa l'expert, bien sûr. Ma foi non, répondit Ferrer, un coffre, non. Enfin si, j'en ai un vieux juste là derrière mais il est un peu petit.

Il va falloir mettre tout ça au coffre, dit gravement Jean-Philippe Raymond, dans un grand coffre. Vous ne pouvez pas garder ça là. Et puis ce serait pas mal de s'entendre assez vite avec un assureur, vous n'avez pas de coffre mais vous avez quand même un assureur, non? Bien, dit Ferrer, je vais voir tout ça demain. Je serais vous, dit en se levant Raymond, je n'attendrais pas demain mais bon, vous faites comme vous voulez. Je file, maintenant, je vous laisse avec Sonia pour les frais d'expertise, vous pouvez régler tout avec elle. Tout régler avec elle, pense Ferrer, mais bien sûr.

Et comment vont les affaires, à part ça? demanda Raymond d'une voix indifférente en enfilant son manteau. La galerie? Ça marche bien, assura Ferrer. J'ai quelques stars, s'aventura-t-il histoire d'impressionner Sonia. Mais je ne peux pas les exposer tous les deux ans, les stars, n'est-ce pas, elles sont trop demandées. J'ai aussi des petits jeunes qui viennent juste d'arriver, mais c'est un autre problème, hein. Les petits jeunes, il ne faut pas tout de suite les faire exposer trop souvent, sinon ça fatigue vite, alors je montre une de leurs pièces de temps en temps, pas plus. Ce qui serait bien, développa-t-il, ce serait de leur faire aussi une petite exposition quelquefois, à l'étage, si j'avais un étage, enfin vous voyez mais ça va, ça va bien. Il s'interrompit là, conscient qu'il commençait de parler dans le vide et que chacun s'était mis à regarder ailleurs.

Mais en effet, une fois réglée cette question de frais, il ne serait pas si compliqué d'inviter à dîner Sonia qui, bien que n'en laissant rien paraître, serait quand même assez impressionnée. Il faisait bon, ce serait bien de dîner en terrasse où le récit de voyage de Ferrer ne manquerait pas d'intéresser cette jeune femme au plus haut point – si haut, ce point, qu'elle en désactiverait son Ericsson tout en allumant de plus en plus de Benson – puis il la raccompagnerait jusqu'à son domicile, un petit duplex non loin du quai Branly. Et après qu'on serait convenu de boire un dernier verre, quand Ferrer la suivrait chez elle, l'étage inférieur de ce duplex se révélerait occupé par une jeune fille au regard éteint derrière de gros foyers, plongée dans des polycopiés de droit constitutionnel sur lesquels reposeraient trois pots vides de yaourt aux agrumes ainsi qu'un petit appareil récepteur en matière plastique rosé vif, et qui aurait l'air d'un jouet. Une ambiance harmonieuse et non violente régnerait dans cet appartement. Des coussins rouges et rosés flotteraient sur un canapé tendu de percale glacée fleurie. Dans un plateau, sous une lampe douce, des oranges porteraient des ombres de pèches.