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Pendant ce temps Ferrer est encore devant une bière, la même et l'autre sous le soleil mais, s'il n'a pas quitté ce quartier de la rive gauche, il a changé d'établissement. Il est maintenant installé carrefour de l'Odéon qui, d'habitude, n'est pas l'endroit idéal pour prendre un verre bien qu'il se trouve toujours des gens pour se dévouer: c'est un nœud agité, encaissé, bruyant, bourré de feux rouges et de voitures en tous sens, de plus il est réfrigéré par le grand courant d'air qui vient de la rue Danton. Mais l'été, quand Paris s'est un peu vidé, les terrasses des cafés sont plutôt fréquentables, la lumière est étale et le trafic réduit, la vue est imprenable sur deux bouches d'une même station de métro. Un peu de monde entre et sort de ces bouches, et Ferrer le regarde passer, s'intéressant de plus près à la moitié féminine du monde qui est au moins quantitativement, on le sait, supérieure à l'autre moitié. Cette moitié féminine peut aussi, a-t-il remarqué, se diviser en deux populations: celles qui, juste après qu'on les quitte, et pas forcément pour toujours, se retournent quand on les regarde descendre l'escalier d'une bouche de métro, et celles qui, pour toujours ou pas, ne se retournent pas. En ce qui concerne Ferrer, il se retourne toujours les premières fois pour estimer à quelle catégorie, retournante ou non retournante, appartient cette nouvelle connaissance. Ensuite il procède comme elle, se plie à ses manières, calque son comportement sur le sien vu qu'il ne sert vraiment à rien de se retourner si l'autre pas.

Mais personne aujourd'hui ne se retourne et Ferrer va rentrer chez lui. Comme aucun taxi libre ne se présente – lumineux allumé, globes répétiteurs éteints -, comme le temps le permet généreusement, il n'est pas invraisemblable de rentrer chez soi à pied. C'est assez loin mais c'est réalisable et un peu d'exercice ne pourra que mettre un peu d'ordre dans les idées de Ferrer, encore brouillées par ce qui lui reste de décalage horaire.

Et ses idées, dans le désordre, compte non tenu des souvenirs, concernent l'assureur et le marchand de coffres qu'il doit appeler, un devis de socleur qu'il faut renégocier, Martinov qu'il convient de relancer vu qu'il est en ce moment son seul artiste un peu en pointe, puis l'éclairage de la galerie est à repenser totalement en fonction des nouvelles antiquités; puis il s'impose enfin de savoir s'il va rappeler Sonia ou pas.

Et le spectacle urbain, dans l'ordre, à mesure qu'il s'approche de la rue d'Amsterdam en zigzaguant sur les trottoirs entre les étrons de chiens, offre notamment un type à lunettes noires qui extrait un gros tambour d'une Rover blanche, une petite fille qui déclare à sa mère qu'elle a choisi, tout bien réfléchi, l'option trapèze, puis deux jeunes femmes qui s'entre-égorgent pour une place de parking suivies d'une camionnette frigorifique qui s'éloigne à bonne allure.

En arrivant à la galerie, Ferrer est retenu un moment par un artiste qui vient de la part de Rajputek et désire exposer à Ferrer ses projets. C'est un jeune plasticien goguenard et sûr de lui, qui a plein d'amis dans le milieu de l'art et ses projets aussi sont comme Ferrer en a vu plein. Cette fois, au lieu d'accrocher un tableau sur un mur, îl s'agit de ronger à l'acide, à la place du tableau, le mur du collectionneur: petit format rectangulaire 24 x 30, profondeur 25 mm. Je développe l'idée de l'œuvre en négatif, si vous voulez, explique l'artiste, je soustrais de l'épaisseur murale au lieu d'en rajouter. Bien sûr, dit Ferrer, c'est intéressant mais je ne travaille plus tellement dans ce sens, en ce moment. On pourra peut-être envisager quelque chose mais plus tard, pas tout de suite. Il faudra qu'on en reparle, vous me laissez votre book et je vous fais signe. Une fois qu'il s'est débarrassé du rongeur, Ferrer tente de régler toutes les questions pendantes, assisté par une jeune femme nommée Elisabeth qu'il a prise à l'essai en remplacement de Delahaye, qui est une personne anorexique mais survitaminée et qui n'est qu'à l'essai, il faudra voir ce qu'elle donne. Il lui confie pour commencer quelques charges mineures.

Puis c'est encore parti avec le téléphone: Ferrer appelle l'assureur et le marchand de coffres, l'un et l'autre passeront demain. Il reconsidère les devis du socleur qu'il appelle également en lui annonçant sa visite dans la semaine. Il ne parvient pas à joindre Martinov directement, n'obtient que son répondeur sur lequel il dépose un ingénieux alliage d'admonestations, d'encouragements et de mises en garde, bref il fait son métier. Il envisage longuement avec Elisabeth la meilleure façon d'améliorer l'éclairage de la galerie, en vue de l'exposition des objets polaires. Pour préciser ses idées, Ferrer propose d'aller en chercher un ou deux dans l'atelier, on va faire un essai avec, disons, l'armure en ivoire et une des deux défenses de mammouth, vous allez voir ce que je veux dire, Elisabeth. Puis il se dirige vers le fond de la galerie, il déverrouille la porte de l'atelier et c'est tout vu: forcée, béante, la porte du placard débouche sur plus rien. L'heure n'est plus à se demander s'il va rappeler Sonia.

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Laissant deux grosses valises bouclées près de la porte du studio parfaitement rangé, comme s'il s'apprêtait à vider les lieux sous peu, Baumgartner a brusquement fermé la porte en sortant. Comme un diapason, comme la tonalité du téléphone ou le signal de fermeture automatique des portes dans le métro, ce claquement sec et mat a produit un la presque parfait qui a fait sonner en sympathie les cordes du quart de queue Bechstein: après que Baumgartner a quitté les lieux, pendant dix à vingt secondes, un spectre d'accord majeur a hanté le studio vide avant de s'effilocher lentement puis de se dissoudre.

Baumgartner a traversé le boulevard Exelmans qu'il a longé un moment vers la Seine avant d'obliquer dans la rue Chardon-Lagache. En plein été, le XVIe arrondissement est encore plus désert que d'habitude au point que Chardon-Lagache, sous certains angles, offre des points de vue postnucléaires. Baumgartner a récupéré sa voiture dans le parking souterrain d'un immeuble moderne de l'avenue de Versailles puis il a rejoint la Seine et suivi la voie express qu'il a abandonnée avant le pont Sully. Il s'est retrouvé place de la Bastille d'où il a entièrement remonté la très longue rue de Charenton vers le sud-est, jusqu'à Charenton même. Il a ainsi traversé dans son axe, le long de sa colonne vertébrale, tout le XIIe arrondissement qui est un peu plus habité à cette époque que le XVIe, la population prenant moins souvent de congé dans celui-là que dans celui-ci. Sur les trottoirs on peut surtout apercevoir, lents, solitaires et perplexes, des natifs du tiers-monde et des ressortissants du troisième âge.

Entrée dans Charenton, la Fiat a viré à droite dans une petite artère qui porte le nom de Molière ou de Mozart, Baumgartner ne se rappelle jamais lequel des deux mais il sait qu'elle aboutit perpendiculairement à une autre voie rapide, au-delà de laquelle s'étend une minuscule zone industrielle bordant la Seine. Cette zone est composée de rangées d'entrepôts, de perspectives de boxes à rideau métallique sur certains desquels sont peints des noms de firmes, au pochoir ou pas. Signalées par un grand panneau – la Flexibilité au service de la Logistique -, il y existe également nombre de cellules de stockage en location, d'une surface comprise entre deux et mille mètres carrés. Il s'y trouve encore deux ou trois petites usines très calmes qui ont l'air de tourner au quart de leur potentiel ainsi qu'une station d'épuration, tout cela distribué autour d'un tronçon de route apparemment privé de nom.

C'est un secteur encore plus vide que partout ailleurs au milieu de l'été, et presque silencieux: les seuls bruits perceptibles y aboutissent sous forme de rumeur floue, de frémissements sourds, d'échos d'on ne sait quoi. Pendant l'année, à la rigueur, peuvent s'y promener deux couples âgés avec leur chien. Certains moniteurs d'auto-école ont aussi repéré cet endroit et se sont passé le mot, profitant du trafic nul pour y faire évoluer leurs élèves à moindre risque et parfois aussi, sa machine sur l'épaule, un cyclotouriste le traverse pour emprunter le petit pont qui franchit la Seine vers Ivry. De cette passerelle, on voit de nombreux autres ponts jetés en tous sens au-dessus des eaux. Juste en amont du confluent avec la Marne, un vaste complexe commercial et hôtelier chinois dresse son architecture mandchoue au bord du fleuve et de la faillite.