Sur scène, Anthony Dubuc défendait le «métissage culinaire» et Charly Robert la «fierté du sandwich français». David prit un air grave devant ses premiers interlocuteurs:
– En fait, je voudrais vous demander un service. J'ai quelque chose d'important à régler… Euh… Connaissez-vous l'endroit où habitait Claude Monet…?
Kamel l'interrompit:
– Claude Monet, bien sûr que je connais. Ligne de bus numéro trois. C'est presque au bout, ça s'appelle «Claude Monet». Tu descends là, tu peux pas te tromper.
David n'en revenait pas. Sous l'apparence fruste de teenagers affublés de casquettes américaines se cachaient deux experts, capables de lui indiquer l'emplacement où Claude Monet avait peint ses fameux tableaux. C'était cela, la France, pays de culture. Enthousiaste, il remercia les jeunes gens. Puis, sous leurs regards intrigués, il tira sa valise derrière lui et s'éloigna du débat où Anthony Dubuc s'échauffait, tandis que Charly Robert lui coupait le sifflet;
– Fasciste!
– Ultracapitaliste!
– Antiféministe!
– Génocidiste…
Où David s'égare dans Monet
Le bus numéro trois gravit une longue côte qui dominait la ville et le port. David contempla les faubourgs noyés de fumées, les zones industrielles perdues dans l'estuaire de la Seine. Puis le véhicule traversa des quartiers monotones de pavillons et dejardinets. Des passagers montaient, d'autres descendaient et l'Américain observait un changement dans la population du véhicule. La race blanche, dominante dans le centre-ville, faisait progressivement place aux gens de couleur, regroupés dans certains quartiers, exactement comme en Amérique. Le long d'une avenue sans fin, les carrés pavillonnaires se raréfiaient tandis qu'apparaissait un nouvel horizon de barres et de tours.
Cherchant à chaque tournant le paysage balnéaire du Jardin à Sainte-Adresse, David s'étonna d'arriver dans cette banlieue sinistre. Il suivait pourtant le nom des stations inscrites dans l'autobus et s'approchait de l'arrêt «Claude-Monet». Le bus tourna à gauche et s'enfonça entre deux rangées d'immeubles en brique délabrés, séparés par des terrains vagues. Seul le linge accroché aux fenêtres témoignait d'une présence humaine. Le bus stoppa, tandis que David interrogeait le chauffeur:
– Est-ce bien le quartier où Claude Monet…
– Claude-Monet, oui! interrompit l'autre, tandis que le jeune homme descendait avec sa valise.
Le trottoir était désert. Déjà le véhicule s'éloignait. Une certaine habitude new-yorkaise des quartiers dangereux incita l'Américain à rester près de la chaussée, où le passage de voitures assure une certaine sécurité. Regrettant de ne pas avoir posé ses bagages à l'hôtel, il avança le long d'une pelouse jonchée de détritus. Au carrefour suivant, la référence au père de l'impressionnisme se précisa. Un panneau fléché couvert de tags indiquait: Tour des Nymphéas… David s'indigna. Avait-on construit ces ignobles cages à lapins à l'emplacement du jardin enchanté? Quelques mètres plus loin, un autre panneau indiquait: Cathédrale-de-Rouen. David leva les yeux vers la bâtisse de quinze étages où s'accrochaient des antennes paraboliques.
À l'entrée d'un parking, il put enfin étudier le plan général de la ZUP Monet. L'intention des urbanistes apparaissait clairement sur le schéma. Les barres, les tours, les pelouses dessinaient dans l'espace trois grandes lettres qui formaient, ensemble, le mot: art. David se trouvait présentement au milieu de l'Art, entre le parking Grand-Canal-de-Venise et la barre Impressionnisme. Mais nulle part il n'était question du Jardin à Sainte-Adresse. Indécis, le voyageur restait planté au milieu du paysage suburbain, lorsqu'il vit s'approcher une vieille femme noire qui marchait d'un bon pas, tenant contre elle un sac à main. Elle avançait, tête baissée. Au moment de la croiser, David se racla la gorge pour lancer distinctement:
– Pardonnez-moi, madame…
La femme s'arrêta et releva son chignon gris. Son visage était extraordinairement ridé, comme une géographie de creux et de boursouflures. David poursuivit:
– En fait, je suppose que je me suis égaré.
Il s'interrompit, gêné, car la petite vieille le regardait de ses yeux perçants. Soudain, un sourire éclaira son visage:
– Ne me dis pas qui tu es, je te reconnais! Une dingue, songea David. Espérant quand
même obtenir des informations, il précisa:
– Je suis américain. Je ne connais pas cette ville, mais… je cherche le quartier de Sainte-Adresse, où Claude Monet peignait ses tableaux.
– Je sais que tu viens d'Amérique, mon garçon. Elle le fixait toujours, puis elle ajouta:
– Et je sais que tu es un fils de Dieu, comme je suis une Fille de Dieu. Et nous cherchons tous deux la lumière, dans ce quartier pourri.
Elle se mit à rire. David écoutait sa prédication en regardant les façades désespérantes du quartier Monet Désignant les immeubles, la femme poursuivit:
– Les gens d'ici sont malheureux, car on va bientôt détruire la barre Impressionnisme où beaucoup ont vécu. Trop de drogue, trop de misère; mais c'est une douleur pour ceux qui ont grandi là. Aux Témoins de Dieu, nous essayons de les aider… Tu connais les Témoins de Dieu?
Au loin, trois jeunes traversaient l'avenue en courant. L'inquiétude rampait. David sentait qu'il n'avait rien à faire par là. Il insista:
– S'il vous plaît, pouvez-vous m'indiquer où se trouve ce jardin, à Sainte-Adresse, où vivait le peintre Claude Monet?
La vieille le regarda gravement:
– Je vais te donner un conseil: Ne cherche pas ici! Ne demande rien à personne! Pour nous, Monet, c'est un quartier, rien de plus! Mais comme je connais bien cette ville (j'ai même travaillé dans des maisons bourgeoises!), je vais pouvoir te renseigner…
David l'implorait du regard.
– Sainte-Adresse se trouve à l'autre extrémité de la ligne 3. Ici, tu es à la ZUP Claude-Monet. Mais si tu regardes attentivement le plan, tu verras une station qui s'appelle: Sainte-Adresse – Panorama Monet… Là, tu descendras et tu arriveras près du but.
Un autobus approchait. David, soulagé, remercia la vieille qui lui remit un tract des Témoins de Dieu puis s'éloigna sous les fenêtres chargées de linge, tandis qu'il dressait la main vers le véhicule.
Le père de l'impressionnisme
Quarante minutes plus tard, David arrivait à Sainte-Adresse. La population du véhicule était maintenant exclusivement blanche. Sur les avenues boisées se succédaient jardins, immeubles résidentiels et villas de la Belle Époque. Pour la première fois depuis son départ, David entrevoyait le monde enchanté qu'il étudiait, à distance, depuis l'âge de quinze ans. L'autobus déboucha sur un rond-point lumineux dominant la mer qui scintillait entre les toits: Sainte-Adresse -Panorama Monet.
Il descendit sur le trottoir. En face de l'arrêt de bus, deux grilles s'ouvraient sur un parc dominé par une maison à tourelles. Admirant l'armature en fer forgé du jardin d'hiver, David songea que la demeure appartenait probablement à une comtesse dont les arrière-grands-parents avaient connu personnellement Monet. Il s'imagina prenant le thé, jouant au billard, ou poussant les jeunes filles sur une balançoire. Mais une inscription, sur la grille, précisait qu'il s'agissait de la résidence
Grand Large, divisée en trente appartements standing.
Cent mètres plus loin, un escalier dévalait vers la mer. Prenant sa valise par la poignée, David descendit les marches et, soudain, un vaste paysage s'ouvrit devant lui. L'escalier débouchait sur une promenade qui dominait la baie du Havre. Instantanément, l'Américain se crut transporté au pays enchanté des impressionnistes. Un peu plus bas, ricochant contre les galets, les flots se balançaient dans un bleu-vert enchanteur. De petits nuages.blancs passaient dans le ciel. Au large, des bateaux se succédaient dans le chenal du port et il suffisait de remplacer les porte-conteneurs par des paquebots, les planches à voile par des barques de pêcheurs pour retrouver le paysage d'autrefois. David reconnut même, émergeant de la ville, un clocher d'église parfaitement visible dans un autre tableau de Monet représentant la plage du Havre.