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Je ne sais que dire à Estelle, mais cela n'a guère d'importance car elle parle sans interruption, réfléchit à la possibilité d'habiter chez moi (ou moi chez elle), de passer les vacances en ma compagnie. Il n'est pas encore question d'union civile. Mais pourquoi pas un petit concubinage et la perspective d'un enfant? Avec moi, ce serait plutôt une fille! Estelle éclate de rire.

– Je plaisante! Si tu savais comme je m'en fiche. D'ailleurs, je suis trop vieille!

Comme la voiture reste bloquée dans un ralentissement sur la bretelle d'accès au supermarché Mutant, elle tourne les yeux vers moi et affirme tendrement:

– L'important, c'est toi…

Saisi par le même désir d'harmonie qui m'a envahi tout à l'heure, à propos de la Kronenbourg, je me tourne alors dans sa direction et prononce à mon tour:

– L'important, c'est toi…

Elle m'embrasse dans le cou, puis aborde la question professionnelle. Estelle me voit comme un journaliste talentueux, trop intelligent pour m'enfermer dans la routine de Taxi Star. A ses yeux, je devrais entrer dans l'équipe dirigeante du groupe ou fonder ma propre boîte. Je me réjouis d'entendre ces paroles flatteuses – tout en sachant que je n'ai plus le courage d'entamer les combats qui président à une ascension sociale. Pour gagner de l'argent, je préférerais tenter de nouveau ma chance au cinéma; trouver les fonds nécessaires pour ce long-métrage de moi sur moi.

Comme j'exprime cette idée en quelques mots, Estelle se tait. Renfrognée, elle appuie sur l'accélérateur et progresse de plusieurs kilomètres dans une direction inutile avant de revenir au même sens giratoire qui se trouve, en fait, juste à côté de la maison de ses amis. Enfin, la Citroën Picasso entre dans un lotissement cossu dont l'architecture néo-campagnarde et les grandes pelouses signalent que logent ici des cadres supérieurs.

Par leur façon de vivre, les amis d'Estelle voudraient incarner une sorte de bohème moderne. Elle m'a prévenu et j'en ai bientôt la confirmation. Le mari apparaît sur le pas de la porte, éclairé par un faux bec de gaz orange. La quarantaine, pantalon écossais et veste de golf, il nous indique où garer la voiture, tout en nous rassurant sur l'éprouvant trajet que nous venons d'accomplir:

– Vous voyez que ce n'est pas loin, la banlieue, hein? Sauf qu'ici nous sommes presque à la campagne, la nature, les petits oiseaux!

Une ligne à haute tension surplombe ce village sans vie, enclavé entre deux routes dont on perçoit le bourdonnement continu. Estelle affirme que je suis une sorte de directeur au sein de mon groupe de presse. Les yeux de Paul s'illuminent et il dit:

– Super!

Estelle ajoute qu'en plus je suis un rêveur, un artiste. Les yeux de Paul s'écarquillent davantage derrière ses lunettes:

– Ça me fait vraiment plaisir. Tu sais, nous aussi, on est un peu bohème! On se tutoie?

Tandis qu'il prononce ces mots, j'étudie son visage arrondi par les déjeuners et sa chevelure passablement dégarnie; une étape intermédiaire entre l'étudiant blondinet et le cadre supérieur chauve. Mais cet écoulement du temps me semble soudain réjouissant, comme une loi universelle qui nous dépasse.

Paul nous précède dans l'entrée de son pavillon bohème ornée de gravures qui représentent des costumes traditionnels bretons. Dans le salon bohème, un canapé fait face au téléviseur, sous plusieurs reproductions d'affiches encadrées: des films comiques où l'on reconnaît Fernandel et Raimu. L'épouse bohème sort de la cuisine où mijote un plat qui sent l'ail et la tomate. Blonde, encore jolie mais déjà grosse, Laure exerce la profession d'assistante-manager dans une entreprise de consulting. Comme Estelle, elle adore l'opéra et les deux femmes se demandent si nous n'allons pas nous rendre, tous les quatre, au prochain festival d'Aix-en-Provence. Cependant, le mari m'entraîne au fond du jardin pour contempler la rivière: un petit cours d'eau noire et puante qui sépare le lotissement du centre commercial Mutant.

En temps normal, je chercherais par tous les moyens à m'enfuir. Ce soir, rien n'altère ma bonne humeur, pas même l'intrusion d'une adolescente anorexique de treize ans et demi qui, sans rien dire, va s'enfermer dans sa chambre où elle lance à tue-tête un disque de punk rock. Pas davantage l'arrivée des autres invités, Margaret et Teddy. Ce dernier dirige la régie publicitaire d'une nouvelle chaîne sportive et apparaît comme le héros de la soirée. Habillé en jeans et chemise noire, toujours un cigare à la bouche, on sent qu'il fait une concession à sa femme en venant à ce dîner.

Persuadée que j'ai une chance à saisir, Estelle s'évertue à me mettre en valeur, mais Teddy me regarde à peine et je n'accomplis aucun effort pour attirer son attention. Je m'ennuie agréablement, fixant mon ouïe sur les expressions qui passent d'une rive à l'autre de la table. Dans cette pêche miraculeuse, quelques mots reviennent pour garnir mon épuisette: «niveau», «marge», «marché», «crédit», «bohème»… À partir du dessert, j'ai envie de dormir, mais je lutte pour faire honneur à ma fiancée qui, sous la table, a pris ma main dans la sienne. Elle me protège etje m'assoupis. L'homme qui doutait vient de mourir. Parce qu'il n'avait su ni comprendre ni estimer à sa juste, valeur la beauté concrète du monde réel. Guidé par Estelle, je me sens comme un adolescent qui découvre la vie, une seconde fois.

4 LE CENTRE DU MONDE

L'année de mes quinze ans, je vivais dans la forêt vierge. Accrochées au plafond, d'innombrables branches de lierre tombaient dans ma chambre comme des rideaux de lianes, transpercés par une lumière végétale. Les objets se perdaient derrière les feuillages. Au fond de la mansarde gisait un piano désossé. Posé sur le sol, dans un coffre en bois clair, l'électrophone des années cinquante labourait des disques dépareillés: jazzmans et compositeurs d'avant-guerre récupérés dans les caves et les greniers familiaux.

Rêvant dans ma forêt artificiellement créée en pleine ville du Havre – grande cité froide et ventée -, j'avais une prédilection pour les musiques brésiliennes de Darius Milhaud, spécialement pour ce ballet composé en 1918 au retour d'un voyage à Rio: L'homme et son désir. Une musique pleine de flous, de songes, d'égarements sous les arbres géants. Les chœurs chantaient dans cette végétation fantastique où passait une immense parade de percussions, bientôt recouverte par l'humidité tropicale. Le reste du temps, allongé sur le sol entre les deux haut-parleurs, j'écoutais fortissimo les disques de Led Zeppelin. À force de démonter l'électrophone et de brancher plusieurs enceintes en série, je m'étais inventé une illusion de stéréophonie pour imiter les chaînes hi-fi de mes camarades.

Le soir, affalé sur des coussins entre les feuillages, je faisais brûler une baguette d'encens dont j'aspirais la fumée en toussotant, persuadé que l'effet des parfums orientaux ressemblait à celui des drogues. Les paradis artificiels constituaient encore un horizon flou dans cette ville de province, quelques années après Mai 68. Avec délectation, je lisais Le haschisch, de Théophile Gautier. Une feuille de papier devant moi, j'improvisais des poèmes automatiques, des enchaînements de mots rythmés. J'étais moderne. Derrière les carreaux, quelques lumières brillaient au sommet des tours. La pluie tombait. Le vent soufflait sur la mer.

Certains après-midi plus moroses, je m'installais à la fenêtre et j'entreprenais de compter les voitures pour établir des statistiques, déterminer la proportion exacte de Renault, de Peugeot, de Volkswagen.

Je partais en vélo pour de longues promenades à travers Le Havre. Dévalant les rues jusqu'au centre-ville, je passais devant les murs d'une ancienne brasserie qui répandait dans le quartier une odeur de houblon. Des camions chargés de fûts quittaient cette usine au cœur de la ville. Lors d'une sortie d'école, nous avions découvert les cuves où se préparait la mixture fermentée d'orge et de levure; nous avions visité les nouveaux ateliers où la bière était mise en bouteilles sur des tapis roulants entièrement robotisés. Rachetée par une société plus importante, la brasserie serait détruite quelques années plus tard, dans le cadre d'un «regroupement stratégique».