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Nous avions rendez-vous sur les marches de l'Opéra. Camille m'entraîna sur les boulevards qui commençaient à fleurir. Elle semblait détendue, heureuse, en prenant ma main dans la sienne. L'après-midi, après avoir flâné chez les bouquinistes, nous nous sommes assis à une terrasse de café. Côte à côte comme Sartre et Beauvoir, nous avions posé sur la table un exemplaire du Monde libertaire et j'éprouvais une émotion printanière. En fin de journée, elle me raccompagna gare Saint-Lazare. Deux cents kilomètres durant, je collai tristement le visage contre la vitre. La vallée de la Seine défilait sous mes yeux, glissant entre les arbres vers son embouchure. Laissant Camille aux bras d'un autre, je rentrais au Havre, loin du centre du monde qui m'attendait. Je vis apparaître les premières fumées de la zone industrielle, les brumes du port, les cheminées de la centrale thermique, le gris infini des blocs de béton, cette ville larguée devant la mer, où il fallait s'inventer une sorte de poésie.

*

L'occasion de retourner à Paris se présenta sous l'aspect d'un faire-part. Une cousine se mariait à la Pentecôte et comptait bien sur ma présence. Patron d'un énorme cabinet d'architecture, son père possédait une propriété près du parc de Saint-Cloud, Je ne connaissais guère mon oncle, mais sa femme nous rendait parfois visite au Havre. Passionnée d'art, elle avait apprécié les décorations végétales de ma chambre, au grand étonnement de mes parents.

Je cultivais alors un accoutrement négligent, fait de vêtements amples et multicolores, de cheveux emmêlés et de chaussures trouées. Une heure avant le départ pour Paris, un conflit éclata avec ma mère qui m'opposa sa conception bourgeoise du mariage et de la tenue qu'on porte en la circonstance. Me voyant partir comme un jeune baba cool, sac de toile en bandoulière, elle poussa un cri. Il fallut négocier puis affronter mon père qui crut bon de manifester son autorité. Reprenant le vocabulaire de Camille, je recourus aux qualificatifs de «fasciste» et «petit-bourgeois», auxquels répondirent ceux de «petit con» et de «morveux». Se sentant coupable, ma mère interrompit un début de bagarre et l'affrontement se solda par une demi-victoire: j'avais imposé la plupart de mes vêtements, à l'exception des chaussures trouées, remplacées par des mocassins empruntés à mon père.

Cette mince concession pesa lourdement sur le voyage. Non seulement, je trouvais ces chaussures tout juste dignes d'un élève de section commerciale, mais elles juraient foncièrement sur l'esthétique du reste. La paire de provinciaux souliers du dimanche, enfilés exprès pour la cérémonie, contrastait ridiculement avec les cheveux longs, la chemise arc-en-ciel et le pantalon de toile. Comment cacher ces pieds – moi qui m'étais promis de briller chez mes cousins comme un futur Parisien?

La propriété se dressait sur une avenue pour millionnaires. Une grille, au fond du jardin, permettait d'accéder directement aux futaies du parc de Saint-Cloud. C'était une maison cubiste, un rectangle de pierre et de verre posé sur la verdure, un peu comme la «maison sur la cascade» de l'architecte américain Frank Lloyd Wright. Ouvert sur le parc, le grand salon était orné de tapisseries et de toiles abstraites. Des oiseaux exotiques traversaient la pièce d'une volière à l'autre. J'arrivai en début d'après-midi, empêtré dans mes chaussures. Sans y prêter attention, ma tante m'embrassa puis m'envoya vers ses enfants – garçons et filles de vingt à trente ans qui traînaient dans les canapés, dans les cuisines, dans le jardin et semblaient enchantés d'accueillir leur cousin du Havre.

Dans cette famille fortunée régnait une certaine béatitude. Empreints d'un sourire permanent, les visages indiquaient qu'il n'y avait aucun problème. Non seulement ils me posaient des questions, mais ils paraissaient même s'intéresser aux réponses – ce qui achevait de me mettre à l'aise. On se prenait par l'épaule, on partait discuter au fond du jardin, comme si l'on se côtoyait depuis l'enfance. Ils s'émerveillaient de mes activités en buvant du Champagne, et l'on aurait dit que l'essentiel de la vie se concentrait dans certaines questions de lecture ou de musique. Tout était si confortable, si généreux, qu'au bout d'un moment j'avais l'impression d'être chez moi.

Une de mes cousines, grande hippie chic à longue chevelure, s'exprimait toujours avec un surcroît de vitalité joyeuse, à la façon des Américaines Elle m'entraînait partout, me présentait à ses copains. Aux yeux de tous, j'étais «un cousin superdoué qui va commencer ses études de cinéma». Sur le piano à queue traînaient quelques partitions d'Erik Satie et elle me proposa d'essayer. M'asseyant au clavier, je posai les premiers accords d'une Gnossienne très facile à bien jouer. Soudain, convergeant des extrémités de la pièce, les convives vinrent s'agglutiner avec des sourires enchantés. Ils m'écoutaient. Je terminai le morceau dans un silence parfait, puis un déluge d'applaudissements, des exclamations: «Fantastique! Super!» Adopté, je voyais arriver d'autres coupes de Champagne et des cigarettes, tandis que des bras m'entraînaient vers le jardin où l'on voulait tout savoir sur mes projets.

La nuit tombait. La foule d'invités grossissait, arrivant de Paris en DS noires avec chauffeurs. Vers onze heures, ma tante m'entraîna dans son appartement pour me montrer quelques tableaux achetés à ses amis peintres. Puis elle alla se coucher avant l'arrivée de son mari. Divorcé depuis plusieurs années, celui-ci vivait dans son hôtel particulier du XVIe arrondissement et se lançait dans des projets architecturaux de plus en plus fous pour combler ses dépenses fastueuses et la fuite en avant de son agence. Peu avant minuit, il fit une apparition rapide, échangea quelques mots avec des hommes d'affaires cravatés, embrassa ses enfants et disparut presque aussi vite.

Une heure plus tard, errant d'une pièce à l'autre, je tombai sur une projection de diapositives organisée par un cousin qui présentait l'œuvre architecturale de son père. Le groupe se tenait dans l'obscurité, sur des chaises et un canapé. Les photos défilaient, commentées par le fils, lui-même étudiant en architecture. Il parlait de «système», de «plan urbain», de «dalles». Sur l'écran se succédaient des cités de banlieue, des barres de HLM, comptabilisées en unités de logements et assemblées comme un jeu de Lego. Les explications ne manquaient pas d'intérêt mais quelque chose me semblait bizarre, car il n'y avait pas grand-chose de commun entre l'œuvre de mon oncle pour lui-même (cette maison de rêve où je flottais d'un sourire à l'autre) et son œuvre professionnelle (kilomètres d'immeubles édifiés sur des terre-pleins, selon des méthodes de construction rapides, avant de se transformer en ghettos urbains); comme si la modernité recouvrait à la fois l'harmonie, le plaisir et la plus froide violence.

Nous buvions du Champagne. Des créatures de rêve s'approchaient de moi. Pour me dessoûler, j'accomplis quelques brasses dans la piscine, puis la soirée se prolongea dans une propriété du quartier, chez des voisins qui avaient créé un groupe de rock. Non pas un groupe comme ceux que je connaissais au Havre, où l'on répétait avec une batterie d'occasion et un orgue mal amplifié. Non, un groupe d'amateurs friqués, doté d'appareils électroniques, de guitares Gibson et de murs d'enceintes. Ils étaient tous sympas, détendus, accueillants, différents des rockers disjonctes du Havre. Ils venaient d'obtenir un petit succès au hit-parade. Cools comme de jeunes Californiens, ils semblaient flattés que je m'intéresse à leur matos. Pour me remercier, ils me tendirent un premier joint d'herbe dont l'euphorie m'accompagna jusqu'au matin.

Le lendemain se déroula au bord de la piscine. Avant le retour au Havre, mes cousines précisèrent que j'étais «invité en permanence». Ma chambre était prête et nous allions faire de grandes choses ensemble. Quelques heures plus tard, égayé par les bulles, je traînais dans le quartier Saint-Lazare en songeant qu'il me faudrait, très vite, rejoindre ce lupanar artistique. Pour l'heure, je devais reprendre le train, continuer à pédaler sur les quais du port, rêver de New York au bord de la mer, fumer des cigarettes au bistrot en parlant d'amour et d'anarchie.