Comme une poupée Barbie
David dînait avec sa mère. Il portait un costume élimé, elle un pull en grosse laine orange. Elle buvait du Coca. Il dégustait du bordeaux. Elle lui demandait pourquoi il vivait comme un petit vieux. Il disait ne pas comprendre de quoi elle parlait. Allumant une cigarette, elle marmonna que la France était ringarde, qu'il y avait bien plus de vitalité chez les latinos ou les Asiatiques. David sortit son fume-cigarette en affirmant que les Américains raffinés avaient toujours préféré l'Europe. Persuadée qu'il avait un problème psy à régler avec son père, elle finit par dire:
– Mais je comprends très bien que tu veuilles partir là-bas.
Persuadé de n'avoir aucun problème psychologique, David affirma qu'il voulait connaître la France dans le cadre de ses réflexions sur la civilisation.
Rosemary soupira. Son fils soupira. Ne sachant plus que dire, elle tendit sa télécommande vers l'écran où la chaîne Pride diffusait son show Obesity. Sur des gradins rosé bonbon s'alignaient une vingtaine d'énormes femmes, victimes de l'abondance. Chacune portait un pantalon de survêtement et un tee-shirt indiquant sa surcharge pondérale: certaines affichaient +20, d'autres +100. Au micro, une adolescente expliquait sa passion de la crème glacée; des larmes coulaient sur son visage bouffi par la graisse. L'animateur, d'une minceur obscène (finement musclé, il portait seulement un short et un débardeur), la regardait dans les yeux. Ils finirent par tomber en pleurs dans les bras l'un de l'autre. Puis le speaker expliqua à cette femme que ses parents l'aimaient, que ses frères et sœurs l'aimaient, que l'humanité débordait d'amour pour elle. À ces mots, les vingt obèses se levèrent et commencèrent à danser. Elles soulevaient péniblement leurs cuisses jambonneuses pour marquer le rythme à deux temps. Les mains boudinées tenaient des ballons de baudruche représentant des cœurs.
David se dirigea vers le couloir en disant:
– Bonsoir, chère maman.
– Bye, David!
Arrivé dans sa chambre, il commença par régler le spot qui éclairait le Jardin à Sainte-Adresse; puis il posa sur son vieux pick-up une musique de Debussy dont les harmonies envahirent la pièce avec un craquement de feu de bois. D'après sa théorie, l'ancien surpassait toujours le neuf: le son du 78 tours l'emportait sur celui du 33 tours qui, lui-même, écrasait celui du CD. Ce qui n'empêchait pas David de rester des heures devant son ordinateur. Il enfonça une touche, l'écran s'illumina et une mélodie électronique signala l'arrivée d'un nouveau message: [email protected]. Un sourire illumina son visage. Après un double clic, David lut à mi-voix le texte qui apparaissait sur l'écran:
Après s'être frotté les mains, le jeune homme attrapa sous son bureau une bouteille de cognac. Il se servit un verre puis relut les quatre lignes. Quelques mois plus tôt, sur un moteur de recherche, il avait découvert la page consacrée à cette Ophélie, une actrice française qui se qualifiait elle-même d'«héritière de la Belle Epoque». Dans son journal télématique, elle racontait chaque mois les nuits de Paris, les théâtres et les cabarets où elle déclamait les poètes. En photo, sa chevelure noire et sa peau mate poudrée de blanc rappelaient les égéries des écrivains 1900.
David avait envoyé timidement un e-mail. Deux jours plus tard, il recevait une réponse signée Ophélie Bohème. Félicitant le jeune homme pour sa culture française, elle se réjouissait de cet écho new-yorkais. Au moment où l'esprit parisien déclinait, l'Amérique allait sauver la France une nouvelle fois! Ils nouèrent une correspondance. Ophélie disparaissait parfois pendant des semaines, avant de répondre, épuisée par ses spectacles mais fidèle à l'ami d'East Village. Elle comptait se rendre prochainement à New York. David assurait qu'il viendrait à Paris dès que possible.
Tout en avalant quelques rasades de cognac, il tapa fébrilement sa réponse sur le clavier:
«Chère Ophélie, l'heure approche. Je brûle de vous voir sur les planches. Le temps de régler quelques affaires et j'accours!»
Il avait conscience du ton démodé des tournures. Mais cette sophistication s'opposait, dans son esprit, à l'expression directe prônée par Rosemary qui aurait préféré entendre: «Salut chérie!» David supposait que les Français s'accordaient encore certaines manières et cultivaient l'idéal du savoir-vivre. Ayant envoyé son message, il se resservit un cognac. Soudain, il ferma les yeux en soupirant:
– Partir! Mais avec quel argent? Je ne vais pas débarquer à Paris comme un clochard!
Les Préludes de Debussy s'étaient arrêtés. David but une nouvelle rasade d'alcool qui, mêlée au vin rouge, accentua sa mélancolie et le fit sangloter. Reniflant, il contempla encore ce jardin d'autre fois. Il était né un siècle trop tard… Soudain, dans l'ivresse le flou des larmes, il lui sembla entrevoir une forme suspendue dans l'air, entre le tableau et lui-même. Une silhouette vaporeuse scintillait au milieu de la pièce. Il secoua la tête, cligna des yeux.
La chose flottait toujours devant lui, plus précise. On aurait dit un corps de femme; un petit corps svelte, comme une poupée Barbie coiffée d'un chapeau pointu. Tenant dans sa main droite une baguette étoilée, elle observait fixement David qui avala une autre lampée pour chasser l'hallucination. Mais la fée, toujours suspendue, lui souriait. Elle releva un peu sa robe et tendit une jambe de strip-teaseuse, comme pour attirer l'attention du garçon, puis il entendit une voix douce qui prononçait:
– Ne pleure pas, mon enfant. Il sursauta:
– C'est à moi que vous parlez?
– Oui, je te parle, David. Ne pleure pas. Je suis la fée Jennifer.
Trop ivre pour faire preuve de raison, il recommença à renifler et à gémir:
– Je pleure parce que ma vie est idiote! Je vis à New York et je rêve de Paris. Je voudrais partir là-bas. Mais je n'ai rien, pas un dollar!
– Il y a sûrement une solution, répondit la voix.
Jennifer semblait préoccupée. Tendant l'autre jambe vers David, elle releva sa robe jusqu'à la cuisse. Son visage était tout rouge. Elle resta ainsi quelques secondes, avant de se raviser, l'air un peu gênée. Elle reprit:
– Tu pourrais faire un petit job, non?
– Arrête, j'ai l'impression d'entendre ma mère.
A ce mot, Jennifer pointa des seins avantageux. Comme David ne réagissait toujours pas, elle sembla réfléchir et demanda:
– As-tu pensé à la Loterie?
– La quoi?
– La Loterie nationale! Le supertirage de samedi prochain. Je vois quelque chose pour toi…
Il regardait toujours en direction de la fée qui devenait plus floue. Il appela:
– Hé!
Une voix lointaine répéta:
– La Loterie, David… Supertirage de samedi prochain…
L'image se brouilla et la vision s'évanouit. David n'avait plus, devant lui, que son verre de cognac vide. Il articula mollement:
– Je suis bourré!
Puis il s'affala en titubant sur son lit.
Le lendemain matin, rongé par le mal de tête, il repensa à ses hallucinations de poivrot. Un peu honteux, il finit tout de même par acheter un billet de loterie et suivit à la télévision le tirage en direct. Voyant sortir ses quatre premiers numéros, il éprouva une violente émotion, persuadé d'avoir gagné un million… Mais les deux autres numéros ne figuraient pas sur sa grille. Il en avait quatre tout de même. Quinze jours plus tard, il accepta de se faire photographier, pour empocher un chèque de 9 783 dollars et 70 cents.
Où David prend la mer