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Radieux, j'entrevois enfin ma propre vie de rédacteur en chef adjoint d'une revue professionnelle, après quinze ans de piétinement dans les milieux pseudo-artistiques. Je me vois à mon bureau, cherchant chaque jour la petite phrase bien tournée que personne ne lira, et me persuadant d'inclure dans ce produit une part d'invention personnelle. Fier comme un enfant sur son pot, j'ai fini par m'imaginer que je fais des concessions comme tous les grands esprits, que je m'accommode de la presse publicitaire comme Mozart s'accommodait de son archevêque I Tout cela est poilant: cette obstination dans l'humiliation; une activité comparable à celle des fourmis dans laquelle il reste possible, cependant, de trouver une forme d'épanouissement individuel, grâce à ce corps étonnant, doué d'une extraordinaire faculté d'adaptation, prêt à tout transformer en drame, en noirceur, en absurdité quand il s'enfonce dans la souffrance; et prêt soudain à tout accepter dans un même enchantement, lorsqu'il retrouve une illusion de santé.

*

J'appelle le minuscule ascenseur inséré au milieu de la cage d'escalier. Entrant dans la cabine aux dimensions d'une personne et demie, j'appuie sur la touche portant le chiffre «3». Une voix au débit robotique me répond dans le petit haut-parleur disposé au-dessus des boutons chromés:

«Composez le code d'accès.»

Une panne d'ascenseur serait fâcheuse en plein week-end, si tous mes voisins ont filé à la campagne. Déjà la porte coulissante se referme, tandis que la voix répète: «Composez le code d'accès.» De brefs silences isolent les fragments préenregistrés de cette phrase. Après un bref silence, la voix artificielle reprend Ja parole pour ajouter: «Récapitulation des manœuvres de sécurité.» L'électronique est déréglée mais l'ascenseur s'élève normalement. Alors, dans l'état d'euphorie où je baigne depuis la prophétie de Lariboisière, je songe que ce message vocal pourrait avoir un sens, lui aussi. On dirait qu'il cherche à conclure cette journée initiatique en résumant l'oracle sous sa forme définitive, répétée une nouvelle fois entre le deuxième et le troisième étage, de la même voix robotique:

«Récapitulation des manœuvres de sécurité.» Un instant plus tard, la cabine freine en concluant:

«Essai terminé, merci pour votre attention!» Laissant divaguer la machine, je tourne la clé de l'appartement Je jette mont sac dans le couloir puis, fidèle aux recommandations du médecin, je compose le numéro de mon amie Solange qui m'invite à la rejoindre, demain, en Normandie.

Affalé sur le canapé, j'entends déjà les vagues rouler sur les galets. Le soleil éclaire les cadres accrochés au mur: une photo aérienne de New York, qui me faisait rêver quand j'avais vingt ans. Et, juste à côté, une reproduction de Claude Monet qui représente la plage du Havre. Je reconnais la couleur verte de la mer, ce sable luisant où je marchais enfant, quand les derniers paquebots partaient vers l'Amérique. Ma vie commençait, pleine de promesses et d'imprévu. Elle s'est étriquée dans le devoir et la nécessité. Aujourd'hui, je voudrais recommencer mon apprentissage; découvrir chaque jour comme un voyage qui peut bien me conduire n'importe où, pourvu que je respire à nouveau l'air du large.

2 LE JARDIN À SAINTE-ADRESSE

Où le héros achète une bouteille de Coca-Cola

Pourquoi donc Claude Monet, Auguste Renoir et leurs amis se retrouvaient-ils sous de hautes falaises aux environs du Havre? Les historiens d'art prétendent que la lumière spéciale des côtes de la Manche, avec ses nuances de gris, ses éclairages flous, correspondait idéalement aux recherches impressionnistes. Mais surtout, la proximité de Paris, en pleine effervescence artistique, donnait à cette région un attrait nouveau. Depuis l'essor des chemins de fer, la Normandie était devenue le jardin de la capitale. On y construisait des hôtels, des villas, des casinos. Les trains de Saint-Lazare arrivaient directement sur les quais du Havre d'où les grands voiliers partaient pour l'Amérique. Monet, qui avait passé sa jeunesse ici même avant d'étudier la peinture à Paris, entraînait ses confrères à la découverte des éclairages maritimes. Une de ses toiles représentant le port sous la brume – Impression, soleil levant - allait donner son nom à l'impressionnisme.

David ferma les yeux puis les rouvrit et admira la composition du tableau reproduit devant lui en poster grandeur nature: un mètre trente de largeur pour un mètre de hauteur. Le reste de sa chambre ressemblait à une brocante pleine de livres et de bibelots. Seul ce mur, éclairé par un projecteur, semblait protégé de toute invasion pour mettre en valeur une photographie sous verre du Jardin à Sainte-Adresse, peint par Monet en 1867. Au centre de la pièce, un épais fauteuil de velours mité permettait au jeune homme d'admirer longuement «son» tableau: une terrasse fleurie surplombant la mer, comme le pont arrière d'un bateau. Le vent soufflait sur ce paysage brossé de couleurs vives, loin des règles académiques de composition. Monet le qualifiait de «tableau chinois». À cette pensée, un sourire de satisfaction traversa le visage de David – capable de disserter longuement sur chaque détail de la toile et sur les personnages qu'elle représentait: le père de Claude Monet assis sur une chaise en osier ou ce couple de jeunes amoureux sous l'ombrelle. Il aurait pu donner une conférence sur la vie quotidienne à Sainte-Adresse, petite station balnéaire des environs du Havre, à la fin du xixe siècle. Cherchant sur Internet, il avait même déniché – dans le Colorado – un ancien annuaire de cette commune, comportant un plan des rues, des photos de chaque villa, une liste des propriétaires. Il avait lu (en français et en anglais) d'innombrables ouvrages et correspondances signés Guy de Maupassant, Alphonse Karr, Maurice Leblanc, pour se faire de la Normandie au siècle passé une idée plus précise que celle de New York où il vivait.

David n'avait rien d'un vieil érudit. Enfoncé dans son fauteuil, il exprimait la fraîcheur de ses vingt-deux ans, avec son col grand ouvert (une chemise de coton acquise dans une brocante de la Première Avenue et portant les initiales C.M., comme Claude Monet). Son pantalon de flanelle grise rappelait celui du jeune homme sur le tableau. Sa chevelure brune, tombant en boucles le long de son visage, aurait pu lui donner une allure de faux artiste, mais la barbe piquetait à peine ses joues. Aussi lui pardonnait-on d'avoir décidé, sans rien savoir, que l'Europe d'hier était supérieure à l'Amérique d'aujourd'hui.

A New York même, il préférait les gratte-ciel 1930, les kiosques en bois de Central Park, les salons ornés de trophées de chasse en Afrique où se retrouvaient les diplômés des grandes écoles, les clubs de jazz de Harlem qui n'existaient plus. David vivait dans cette nostalgie éveillée, ponctuée de morceaux de vie moderne: une sortie avec des amis dans un bar techno, une heure à surfer sur un site erotique, le passage d'un yuppie en rollers, derrière sa fenêtre de l'avenue B.

– David!

Une voix féminine avait crié son nom dans la pièce voisine. Le garçon soupira. Levant son corps mince, il s'avança vers la porte entrouverte:

– J'arrive.

Le décor du couloir contrastait avec celui de la chambre. Sur le papier peint orange, des dizaines de tapisseries encadrées représentaient des scènes de contes de fées, brodées sur des canevas achetés dans des magazines: Bambi s'éveillant dans la forêt, Cendrillon et son carrosse enchanté. Dans le salon, le son d'un téléviseur diffusait à tue-tête La tyrolienne des nains. David s'immobilisa sur le seuil et prononça doucement:

– Je suis là.

Au milieu de la pièce, une femme était affalée sur un canapé de Skaï noir. Tombant sur le côté, sa main droite tenait une cigarette à moitié consumée. Elle semblait suivre intensément l'arrivée de Grincheux dans la maison de Blanche-Neige; mais son autre main tendit une télécommande pour interrompre la projection. Deux yeux brillants se tournèrent vers le jeune homme: