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On aurait dit que les journalistes étaient devenus quakers, brahmes, ou pythagoriciens, ou taureaux, tant il leur avait pris une subite horreur du rouge et du sang. – Jamais on ne les avait vus si fondants, si émollients; – c’était de la crème et du petit lait. – Ils n’admettaient que deux couleurs, le bleu de ciel ou le vert pomme. Le rose n’était que souffert, et, si le public les eût laissés faire, ils l’eussent mené paître des épinards sur les rives du Lignon, côte à côte avec les moutons d’Amaryllis. Ils avaient changé leur frac noir contre la veste tourterelle de Céladon ou de Silvandre, et entouré leurs plumes d’oie de roses pompons et de faveurs en manière de houlette pastorale. Ils laissaient flotter leurs cheveux à l’enfant, et s’étaient fait des virginités d’après la recette de Marion Delorme, à quoi ils avaient aussi bien réussi qu’elle.

Ils appliquaient à la littérature l’article du Décalogue:

Homicide point ne seras.

On ne pouvait plus se permettre le plus petit meurtre dramatique, et le cinquième acte était devenu impossible.

Ils trouvaient le poignard exorbitant, le poison monstrueux, la hache inqualifiable. Ils auraient voulu que les héros dramatiques vécussent jusqu’à l’âge de Melchisédech; et cependant il est reconnu, depuis un temps immémorial, que le but de toute tragédie est de faire assommer à la dernière scène un pauvre diable de grand homme qui n’en peut mais, comme le but de toute comédie est de conjoindre matrimonialement deux imbéciles de jeunes premiers d’environ soixante ans chacun.

C’est vers ce temps que j’ai jeté au feu (après en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait toujours) deux superbes et magnifiques drames moyen âge, l’un en vers et l’autre en prose, dont les héros étaient écartelés et bouillis en plein théâtre, ce qui eût été très jovial et assez inédit.

Pour me conformer à leurs idées, j’ai composé depuis une tragédie antique en cinq actes, nommée Héliogabale, dont le héros se jette dans les latrines, situation extrêmement neuve et qui a l’avantage d’amener une décoration non encore vue au théâtre. – J’ai fait aussi un drame moderne extrêmement supérieur à Antony, Arthur ou l’Homme fatal, où l’idée providentielle arrive sous la forme d’un pâté de foie gras de Strasbourg, que le héros mange jusqu’à la dernière miette après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, joint à ses remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt. – Fin morale s’il en fut, qui prouve que Dieu est juste et que le vice est toujours puni et la vertu récompensée.

Quant au genre monstre, vous savez comme ils l’ont traité, comme ils ont arrangé Han d’Islande, ce mangeur d’hommes, Habibrah l’obi, Quasimodo le sonneur, et Triboulet, qui n’est que bossu, – toute cette famille si étrangement fourmillante, – toutes ces crapauderies gigantesques que mon cher voisin fait grouiller et sauteler à travers les forêts vierges et les cathédrales de ses romans. Ni les grands traits à la Michel-Ange, ni les curiosités dignes de Callot, ni les effets d’Ombre et de Pair à la façon de Goya, rien n’a pu trouver grâce devant eux; ils l’ont renvoyé à ses odes, quand il a fait des romans; à ses romans, quand il a fait des drames: tactique ordinaire des journalistes qui aiment toujours mieux ce qu’on a fait que ce qu’on fait. Heureux homme, toutefois, que celui qui est reconnu supérieur même par les feuilletonistes dans tous ses ouvrages, excepté, bien entendu, celui dont ils rendent compte, et qui n’aurait qu’à écrire un traité de théologie ou un manuel de cuisine pour faire trouver son théâtre admirable!

Pour le roman de cœur, le roman ardent et passionné, qui a pour père Werther l’Allemand, et pour mère Manon Lescaut la Française, nous avons touché, au commencement de cette préface, quelques mots de la teigne morale qui s’y est désespérément attachée sous prétexte de religion et de bonnes mœurs. Les poux critiques sont comme les poux de corps qui abandonnent les cadavres pour aller aux vivants. Du cadavre du roman moyen âge les critiques sont passés au corps de celui-ci, qui a la peau dure et vivace et leur pourrait bien ébrécher les dents.

Nous pensons, malgré tout le respect que nous avons pour les modernes apôtres, que les auteurs de ces romans appelés immoraux, sans être aussi mariés que les journalistes vertueux, ont assez généralement une mère, et que plusieurs d’entre eux ont des sœurs et sont pourvus d’une abondante famille féminine; mais leurs mères et leurs sœurs ne lisent pas de romans, même de romans immoraux; elles cousent, brodent et s’occupent des choses de la maison. – Leurs bas, comme dirait M. Planard, sont d’une entière blancheur: vous les pouvez regarder aux jambes, – elles ne sont pas bleues, et le bonhomme Chrysale, lui qui haïssait tant les femmes savantes, les proposerait pour exemple à la docte Philaminte.

Quant aux épouses de ces messieurs, puisqu’ils en ont tant, si virginaux que soient leurs maris, il me semble, à moi, qu’il est de certaines choses qu’elles doivent savoir. – Au fait, il se peut bien qu’ils ne leur aient rien montré. Alors je comprends qu’ils tiennent à les maintenir dans cette précieuse et benoîte ignorance. Dieu est grand et Mahomet est son prophète! – Les femmes sont curieuses; fassent le ciel et la morale qu’elles contentent leur curiosité d’une manière plus légitime qu’Ève, leur grand-mère, et n’aillent pas faire des questions au serpent!

Pour leurs filles, si elles ont été en pension, je ne vois pas ce que les livres pourraient leur apprendre.

Il est aussi absurde de dire qu’un homme est un ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un débauché parce qu’il raconte une débauche que de prétendre qu’un homme est vertueux parce qu’il a fait un livre de morale; tous les jours on voit le contraire. – C’est le personnage qui parle et non l’auteur; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu’il soit athée; il fait agir et parler les brigands en brigands, il n’est pas pour cela un brigand. À ce compte, il faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques; ils ont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche; on ne l’a pas fait cependant, et je ne crois même pas qu’on le fasse de longtemps, si vertueuse et si morale que puisse devenir la critique. C’est une des manies de ces petits grimauds à cervelle étroite que de substituer toujours l’auteur à l’ouvrage et de recourir à la personnalité pour donner quelque pauvre intérêt de scandale à leurs misérables rapsodies, qu’ils savent bien que personne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinion individuelle.

Nous ne concevons guère à quoi tendent toutes ces criailleries, à quoi bon toutes ces colères et tous ces abois, – et qui pousse messieurs les Geoffroy au petit pied à se faire les don Quichotte de la morale, et, vrais sergents de ville littéraires, à empoigner et à bâtonner, au nom de la vertu, toute idée qui se promène dans un livre la cornette posée de travers ou la jupe troussée un peu trop haut. – C’est fort singulier.

L’époque, quoi qu’ils en disent, est immorale (si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous doutons fort), et nous n’en voulons pas d’autre preuve que la quantité de livres immoraux qu’elle produit et le succès qu’ils ont. – Les livres suivent les mœurs et les mœurs ne suivent pas les livres. – La Régence a fait Crébillon, ce n’est pas Crébillon qui a fait la Régence. Les petites bergères de Boucher étaient fardées et débraillées, parce que les petites marquises étaient fardées et débraillées. – Les tableaux se font d’après les modèles et non les modèles d’après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais où que la littérature et les arts influaient sur les mœurs. Qui que ce soit, c’est indubitablement un grand sot. – C’est comme si l’on disait: Les petits pois font pousser le printemps; les petits pois poussent au contraire parce que c’est le printemps, et les cerises parce que c’est l’été. Les arbres portent les fruits, et ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres assurément, loi éternelle et invariable dans sa variété; les siècles se succèdent, et chacun porte son fruit qui n’est pas celui du siècle précédent; les livres sont les fruits des mœurs.