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Ne va pas imaginer, d’après ce que je te dis, que je ne l’aime pas, ou qu’elle me déplaise en quelque chose: je l’aime au contraire beaucoup et je la trouve ce que tout le monde la trouvera: une jolie et piquante créature. Simplement je ne me sens pas l’avoir, voilà tout. Et pourtant aucune femme ne m’a donné autant de plaisir, et si jamais j’ai compris la volupté, c’est dans ses bras. – Un seul de ses baisers, la plus chaste de ses caresses me fait frissonner jusqu’à la plante des pieds et fait refluer tout mon sang au cœur. Arrangez tout cela. La chose est pourtant comme je te la conte. Mais le cœur de l’homme est plein de ces absurdités-là; et, s’il fallait concilier toutes les contradictions qu’il renferme, on aurait fort à faire.

D’où cela peut-il venir? En vérité, je ne sais.

Je la vois toute la journée, et même toute la nuit, si je veux. Je lui fais toutes les caresses qu’il me plaît de lui faire; je l’ai nue ou habillée, à la ville ou à la campagne. Elle est d’une complaisance inépuisable, et entre parfaitement dans tous mes caprices, si bizarres qu’ils soient: un soir, il m’a pris cette fantaisie de la posséder au milieu du salon, le lustre et les bougies allumées, le feu dans la cheminée, les fauteuils rangés en cercle comme pour une grande soirée de réception, elle en toilette de bal avec son bouquet et son éventail, tous ses diamants aux doigts et au cou, des plumes sur la tête, le costume le plus splendide possible, et moi habillé en ours; elle y a consenti. – Quand tout fut prêt, les domestiques furent très surpris de recevoir l’ordre de fermer les portes et de ne laisser monter personne; ils n’avaient pas l’air de comprendre le moins du monde, et s’en allèrent avec une mine hébétée qui nous fit bien rire. À coup sûr, ils pensèrent que leur maîtresse était décidément folle; mais ce qu’ils pensaient ou ne pensaient pas ne nous importait guère.

Cette soirée est la plus bouffonne de ma vie. Te figures-tu l’air que je devais avoir avec mon chapeau à plumes sous la patte, des bagues à toutes les griffes, une petite épée à garde d’argent et un ruban bleu de ciel à la poignée? Je me suis approché de la belle; et, après lui avoir fait la plus gracieuse révérence, je m’assis à côté d’elle et je l’assiégeai dans toutes les formes. Les madrigaux musqués, les galanteries exagérées que je lui adressais, tout le jargon de la circonstance prenait un relief singulier en passant par mon mufle d’ours; car j’avais une superbe tête en carton peint que je fus bientôt obligé de jeter sous la table tellement ma déité était adorable ce soir-là et tant j’avais envie de lui baiser la main et mieux que la main. La peau suivit la tête à peu de distance; car, n’ayant pas l’habitude d’être ours j’y étouffais très bien et plus qu’il n’était nécessaire. Alors la toilette de bal eut beau jeu, comme tu peux le croire; les plumes tombaient comme une neige autour de ma beauté, les épaules sortirent bientôt des manches, les seins du corset, les pieds des souliers, et les jambes des bas: les colliers défilés roulèrent sur le plancher, et je crois que jamais robe plus fraîche n’a été plus impitoyablement fripée et chiffonnée; la robe était de gaze d’argent, et la doublure de satin blanc. Rosette a déployé dans cette occasion un héroïsme tout à fait au-dessus de son sexe, et qui m’a donné d’elle la plus haute opinion. – Elle a assisté au sac de sa toilette comme un témoin désintéressé, et n’a pas montré un seul instant le moindre regret pour sa robe et ses dentelles; elle était au contraire de la gaieté la plus folle, et aidait elle-même à déchirer et à rompre ce qui ne se dénouait pas ou ne se dégrafait pas assez vite à mon gré et au sien. – Ne trouves-tu pas cela d’un beau à consigner dans l’histoire à côté des plus éclatantes actions des héros de l’antiquité? C’est la plus grande preuve d’amour qu’une femme puisse donner à son amant que de ne pas lui dire: Prenez garde de me chiffonner ou de me faire des taches, surtout si sa robe est neuve. – Une robe neuve est un plus grand motif de sécurité pour un mari qu’on ne le croit communément. – Il faut que Rosette m’adore, ou qu’elle ait une philosophie supérieure à celle d’Épictète.

Toujours est-il que je crois bien avoir payé à Rosette la valeur de sa robe et au-delà en une monnaie qui, pour n’avoir pas cours chez les marchands, n’en est pas moins estimée et prisée. – Tant d’héroïsme méritait bien une pareille récompense. Au reste, en femme généreuse, elle m’a bien rendu ce que je lui ai donné. – J’ai eu un plaisir fou, presque convulsif et comme je ne me croyais pas capable d’en éprouver. Ces baisers sonores mêlés de rires éclatants, ces caresses frémissantes et pleines d’impatience, toutes ces voluptés âcres et irritantes, ce plaisir goûté incomplètement à cause du costume et de la situation, mais plus vif cent fois que s’il eût été sans entraves, me donnèrent tellement sur les nerfs qu’il me prit des spasmes dont j’eus quelque peine à me remettre. – Tu ne saurais t’imaginer l’air tendre et fier dont Rosette me regardait tout en cherchant à me faire revenir, et la manière pleine de joie et d’inquiétude dont elle s’empressait autour de moi: sa figure rayonnait encore du plaisir qu’elle ressentait de produire sur moi un effet semblable en même temps que ses yeux, tout trempés de douces larmes, témoignaient de la peur qu’elle avait de me voir malade et de l’intérêt qu’elle prenait à ma santé. – Jamais elle ne m’a paru aussi belle qu’à ce moment-là. Il y avait quelque chose de si maternel et de si chaste dans son regard que j’oubliai totalement la scène plus qu’anacréontique qui venait de se passer, et me mis à genoux devant elle en lui demandant la permission de baiser sa main; ce qu’elle m’accorda avec une gravité et une dignité singulières.

Assurément, cette femme-là n’est pas aussi dépravée que de C*** le prétend, et qu’elle me l’a paru bien souvent à moi-même; sa corruption est dans son esprit et non pas dans son cœur.

Je t’ai cité cette scène entre vingt autres: il me semble qu’après cela on peut, sans fatuité excessive, se croire l’amant d’une femme. – Eh bien! c’est ce que je ne fais pas. – J’étais à peine de retour chez moi que cette pensée me reprit et se mit à me travailler comme d’habitude. – Je me souvenais parfaitement de tout ce que j’avais fait et vu faire. – Les moindres gestes, les moindres poses, tous les plus petits détails se dessinaient très nettement dans ma mémoire; je me rappelais tout, jusqu’aux plus légères inflexions de voix, jusqu’aux plus insaisissables nuances de la volupté: seulement il ne me paraissait; pas que ce fût à moi plutôt qu’à un autre que toutes ces choses fussent arrivées. Je n’étais pas sûr que ce ne fût une illusion, une fantasmagorie, un rêve, ou que je n’eusse lu cela quelque part, ou même que ce ne fût une histoire composée par moi, comme je m’en suis fait bien souvent. Je craignais d’être la dupe de ma crédulité et le jouet de quelque mystification; et, malgré le témoignage de ma lassitude et les preuves matérielles que j’avais couché dehors, j’aurais cru volontiers que je m’étais mis dans mes couvertures à mon heure ordinaire, et que j’avais dormi jusqu’au matin.

Je suis très malheureux de ne pouvoir acquérir la certitude morale d’une chose dont j’ai la certitude physique. – C’est ordinairement l’inverse qui a lieu et c’est le fait qui prouve l’idée. Je voudrais me prouver le fait par l’idée; je ne le puis; quoique la chose soit assez singulière, elle est. Il dépend de moi, jusqu’à un certain point, d’avoir une maîtresse; mais je ne puis me forcer à croire que j’en aie une tout en l’ayant. Si je n’ai pas en moi la foi nécessaire, même pour une chose aussi évidente, il m’est aussi impossible de croire à un fait aussi simple qu’à un autre de croire à la Trinité. La foi ne s’acquiert pas, et c’est un pur don, une grâce spéciale du ciel.