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Si l’on me demandait pourquoi je cours amas, je serais certainement fort embarrassé de répondre. Je n’ai pas de hâte d’arriver, puisque je ne vais nulle part. Je ne crains pas d’être en retard, puisque je n’ai pas d’heure. – Personne ne m’attend, – et je n’ai aucune raison de me presser ici.

Est-ce une occasion d’aimer, une aventure, une femme, une idée ou une fortune, quelque chose qui manque à ma vie et que je cherche sans m’en rendre compte, et poussé par un instinct confus? est-ce mon existence qui se veut compléter? est-ce l’envie de sortir de chez moi et de moi-même, l’ennui de ma situation et le désir d’une autre? C’est quelque chose de cela, et peut-être tout cela ensemble. – Toujours est-il que c’est un état fort déplaisant, une irritation fébrile à laquelle succède ordinairement la plus plate atonie.

Souvent j’ai cette idée que, si j’étais parti une heure plus tôt, ou si j’avais doublé le pas, je serais arrivé à temps; que, pendant que je passais par cette rue, ce que je cherche passait par l’autre, et qu’il a suffi d’un embarras de voitures pour me faire manquer ce que je poursuis à tout hasard depuis si longtemps. – Tu ne peux t’imaginer les grandes tristesses et les profonds désespoirs où je tombe quand je vois que tout cela n’aboutit à rien, et que ma jeunesse se passe et qu’aucune perspective ne s’ouvre devant moi; alors toutes mes passions inoccupées grondent sourdement dans mon cœur, et se dévorent entre elles faute d’autre aliment, comme les bêtes d’une ménagerie auxquelles le gardien a oublié de donner leur nourriture. Malgré les désappointements étouffés et souterrains de tous les jours, il y a quelque chose en moi qui résiste et ne veut pas mourir. Je n’ai pas d’espérance, car, pour espérer, il faut un désir, une certaine propension à souhaiter que les choses tournent d’une manière plutôt que d’une autre. Je ne désire rien, car je désire tout. Je n’espère pas, ou plutôt je n’espère plus; – cela est trop niais, – et il m’est profondément égal qu’une chose soit ou ne soit pas. – J’attends, – quoi? Je ne sais, mais j’attends.

C’est une attente frémissante, pleine d’impatience coupée de soubresauts et de mouvements nerveux comme doit l’être celle d’un amant qui attend sa maîtresse. – Rien ne vient; – j’entre en furie ou me mets à pleurer. – J’attends que le ciel s’ouvre et qu’il en descende un ange qui me fasse une révélation qu’une révolution éclate et qu’on me donne un trône qu’une vierge de Raphaël se détache de sa toile, et me vienne embrasser, que des parents que je n’ai pas meurent et me laissent de quoi faire voguer ma fantaisie sur un fleuve d’or, qu’un hippogriffe me prenne et m’emporte dans des régions inconnues. – Mais quoi que j’attende, ce n’est à coup sûr rien d’ordinaire et de médiocre.

Cela est poussé au point que, lorsque je rentre chez moi, je ne manque jamais à dire: – Il n’est venu personne? Il n’y a pas de lettre pour moi? rien de nouveau? – Je sais parfaitement qu’il n’y a rien qu’il ne peut rien y avoir. C’est égal; je suis toujours fort surpris et fort désappointé quand on me fait la réponse habituelle: – Non, monsieur, – absolument rien.

Quelquefois, – cependant cela est rare, – l’idée se précise davantage. – Ce sera quelque belle femme que je ne connais pas et qui ne me connaît pas, avec qui je me serai rencontré au théâtre ou à l’église et qui n’aura pas pris garde à moi le moins du monde. – Je parcours toute la maison, et jusqu’à ce que j’aie ouvert la porte de la dernière chambre, j’ose à peine le dire, tant cela est fou, j’espère qu’elle est venue et qu’elle est là. – Ce n’est pas fatuité de ma part. – Je suis si peu fat que plusieurs femmes se sont préoccupées fort doucement de moi, à ce que d’autres personnes m’ont dit que je croyais très indifférentes à mon égard, et n’avoir jamais rien pensé de particulier sur mon propos. – Cela vient d’autre part.

Quand je ne suis pas hébété par l’ennui et le découragement, mon âme se réveille et reprend toute son ancienne vigueur.

J’espère, j’aime, je désire, et mes désirs sont tellement violents que je m’imagine qu’ils feront tout venir à eux comme un aimant doué d’une grande puissance attire à lui les parcelles de fer, encore qu’elles en soient fort éloignées. – C’est pourquoi j’attends les choses que je souhaite, au lieu d’aller à elles, et je néglige assez souvent les facilités qui s’ouvrent le plus favorablement devant mes espérances. – Un autre écrirait un billet le plus amoureux du monde à la divinité de son cœur, ou chercherait l’occasion de s’en rapprocher. – Moi, je demande au messager la réponse à une lettre que je n’ai pas écrite, et passe mon temps à bâtir dans ma tête les situations les plus merveilleuses pour me faire voir à celle que j’aime sous le jour le plus inattendu et le plus favorable. – On ferait un livre plus gros et plus ingénieux que les Stratagèmes de Polybe de tous les stratagèmes que j’imagine pour m’introduire auprès d’elle et lui découvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un de mes amis: – Présentez-moi chez madame une telle, – et d’un compliment mythologique convenablement ponctué de soupirs.

À entendre tout cela, on me croirait propre à mettre aux Petites-Maisons; je suis cependant assez raisonnable garçon, et je n’ai pas mis beaucoup de folles en action. Tout cela se passe dans les caves de mon âme, et toutes ces idées saugrenues sont ensevelies très soigneusement au fond de moi; du dehors on ne voit rien, et j’ai la réputation d’un jeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes et indifférent aux choses de son âge; ce qui est aussi loin de la vérité que le sont habituellement les jugements du monde.

Cependant, malgré toutes les choses qui m’ont rebuté, quelques-uns de mes désirs se sont réalisés et, par le peu de joie que leur accomplissement m’a causé, j’en suis venu à craindre l’accomplissement des autres. Tu te souviens de l’ardeur enfantine avec laquelle je désirais avoir un cheval à moi; ma mère m’en a donné un tout dernièrement; il est noir d’ébène, une petite étoile blanche au front, à tous crins, le poil luisant, la jambe fine, précisément comme je le voulais. Quand on me l’a amené, cela m’a fait un tel saisissement que je suis resté un grand quart d’heure tout pâle, sans me pouvoir remettre; puis j’ai monté dessus, et, sans dire un seul mot, je suis parti au grand galop, et j’ai couru plus d’une heure devant moi à travers champs dans un ravissement difficile à concevoir: j’en ai fait tous les jours autant pendant plus d’une semaine, et je ne sais pas, en vérité, comment je ne l’ai pas fait crever ou rendu tout au moins poussif. – Peu à peu toute cette grande ardeur s’est apaisée. J’ai mis mon cheval au trot, puis au pas, puis j’en suis venu à le monter si nonchalamment que souvent il s’arrête et que je ne m’en aperçois pas le plaisir s’est tourné en habitude beaucoup plus promptement que je ne l’aurais cru. – Quant à Ferragus, c’est ainsi que je l’ai nommé, c’est bien la plus charmante bête que l’on puisse voir. Il a des barbes aux pieds comme du duvet d’aigle; il est vif comme une chèvre et doux comme un agneau. Tu auras le plus grand plaisir à galoper dessus quand tu viendras ici; et quoique ma fureur d’équitation soit bien tombée, je l’aime toujours beaucoup, car il a un très estimable caractère de cheval, et je le préfère sincèrement à beaucoup de personnes. Si tu entendais comme il hennit joyeusement quand je vais le voir à son écurie, et avec quels yeux intelligents il me regarde! J’avoue que je suis touché de ces témoignages d’affection, que je lui prends le cou et que je l’embrasse aussi tendrement, ma foi, que si c’était une belle fille.