(Crab se retourne brusquement sur son passé. Mais rien. Il aura rêvé.)
Parmi les nombreux actes de malveillance des parents de Crab à son égard, le plus néfaste fut certainement d'avoir appelé Crab aussi son frère jumeau et parfait sosie, d'où quiproquos et méprises en série depuis leur enfance, qui se poursuivent aujourd'hui. Et nous comprenons mieux soudain le destin mouvementé de Crab, pourquoi toutes ses aventures, cette vie incessante et sans répit nous étonne beaucoup moins maintenant que nous savons qu'ils sont deux pour la vivre. Elle n'a en fait plus rien d'exceptionnel. C'est même exactement la petite existence médiocre et routinière dont nous ne voulons à aucun prix.
Crab à dix ans ressemblait tant à son père qu'il fut souvent battu comme plâtre par sa mère dont il était le portrait craché affirmait son père en le rouant de coups.
C'est un type louche, dissimulé, vraiment pas net, qui prétend intéresser Crab à une affaire et se lance pour le convaincre dans un discours insidieux, plein de précautions, de circonlocutions, de détours par le Ciel et l'Enfer, agitant ici ou là le voile d'une menace, faisant aussi miroiter dans le flou l'éventualité de profits énormes et divers autres avantages qui ont au moins leur prometteuse imprécision en commun, enfin demande brutalement à Crab de lui servir de prête-nom dans cette histoire à laquelle il ne veut pas être mêlé personnellement pour des raisons qui le regardent, mais également de lui fournir des alibis dans plusieurs affaires de mœurs assez ignobles, et autres minables petits trafics. Inutile de dire que Crab refuse net cette proposition, tant pis pour les menaces, tant pis pour les profits, c'est lui faire injure que de le croire susceptible à'accepter ce rôle secondaire d'homme de paille.
Crab
au bout de son nez
son nombril.
Assis, les jambes étendues, les bras écartés reposant sur le dossier du banc de bois vert, Crab s'enivre du plaisir d'être seul dans ce parc à cette heure et dans cette posture, l'individu Crab, seul au monde. Qui aperçoit soudain, assis plus loin sur un autre banc de bois vert, un homme dans la même attitude, jambes étendues, bras écartés, et, pour se distinguer de lui, Crab entonne une chanson idiote, aussitôt raffermi dans sa singularité, seul au monde. Lorsque idiote parvient à ses oreilles la même chanson, fredonnée par un homme assis sur un banc voisin, jambes étendues, bras écartés, et, pour se distinguer de celui-là aussi, pour se démarquer de tous, sans confusion possible, Crab se coiffe de sa casquette à carreaux, mais là-bas un autre homme a fait de même, et lorsque Crab se juche sur le dossier du banc et mord dans une carotte, c'est pour constater avec agacement qu'il n'est pas le seul non plus à agir ainsi, un autre homme encore, juché sur le dossier d'un banc identique, coiffé d'une casquette identique, à carreaux identiques, mord dans une carotte lui aussi, or il n'y a pas deux carottes dissemblables. Et Crab a beau suspendre à son cou un collier de liserons et poser une pierre en équilibre sur son crâne, il a beau aboyer, ce faisant cracher sa carotte, un autre homme toujours, ici ou là, sans le savoir, agit de même, exactement comme lui, comme s'il était lui, alors Crab obstiné se désarticule jusqu'à trouver la position extrême de l'inconfort qu'il est le seul à tenir, dans ce parc ni nulle part ailleurs, aucun homme jamais n'a ressemblé ni ne ressemblera à Crab en cet instant, pas possible, Crab unique au monde, sans pareil ni semblable, affirmant contre tous son originalité irréductible – à moins cependant qu'il ne répète à son insu une figure rituelle, à moins que chaque homme inévitablement ne soit amené à adopter cette position une fois dans sa vie, à moins même que cette position intenable ne devienne un jour celle du plus grand nombre?
Qui aurait pu imaginer en voyant le premier s'y risquer que tous les échassiers s'immobiliseraient finalement sur une patte? Et Crab par précaution ou garantie supplémentaire se plante une plume dans l'oreille.
Ce geste désespéré lui a fait perdre l'équilibre, il tombe, le parc va fermer, les gardiens poussent vers la sortie un troupeau de petits vieillards voûtés, tremblants, grands-pères les uns des autres, aux reins douloureux.
Crab marche dans la ville sans penser à rien, pour une fois, la tête vide. Mais voici qu'une foule joyeuse descend l'avenue et l'entraîne dans son mouvement puissant – ce ne sont que clameurs triomphantes et grands gestes d'allégresse. Puis Crab, légèrement attardé se trouve pris malgré lui dans un long cortège triste et lent qui débouche d'une rue perpendiculaire – ce ne sont que plaintes déchirantes et dos courbés. Mais Crab, de nouveau attardé, est brusquement happé par la cohue furieuse des mécontents qui se ruent à l'assaut – ce ne sont que slogans guerriers et poings brandis. Enfin, comme la nuit tombe, épuisé par cette journée si riche en émotions, Crab rentre chez lui pour dormir un peu.
(Crab est seul comme le Soleil, puis comme la Lune.)
Crab tourne sur lui-même pendant son sommeil. En profite pour s'intéresser à ce qui se fait ailleurs: il laisse derrière lui les décors quotidiens de son enfance interminable, il change de cap, il cède pour de bon à sa curiosité.
Crab remue beaucoup les jambes pendant son sommeil. En profite pour faire des kilomètres et parcourir toutes ces contrées qu'il ne connaissait pas: il traverse les déserts et gravit les montagnes, et il arrive le premier partout.
Crab agite beaucoup les bras pendant son sommeil. En profite pour déplacer des pans entiers, pour chasser les essaims, pour repousser les murs, pour surélever ce qui doit l'être.
Crab parle à voix haute pendant son sommeil. En profite pour émettre des opinions radicalement opposées, pour refuser énergiquement, pour alerter les populations: il appelle au secours, il vend la mèche, il ne craint pas de citer des noms.
Crab ronfle pendant son sommeil. En profite pour monter une petite affaire de transport routier qui prospère rapidement: il doit acheter de nouveaux camions, toujours plus gros et plus puissants, et les frontières n'existent pas pour eux.
Crab endormi laisse les rêves aux naïfs et aux paresseux.
Crab est venu au monde avec deux, lourd handicap, on se retourne sur lui, on le montre du doigt, on murmure, deux, vous connaissez les gens, il s'en trouve même pour lui conseiller de ne plus sortir, de s'enfermer chez lui, il ferait peur aux enfants, soi-disant, avec ses deux, leurs nuits seraient hantées de cauchemars. D'autres compatissent, auxquels il n'a rien demandé, lui recommandent tel ou tel traitement thérapeutique – a-t-il essayé les eaux miraculeuses? Certains autres encore craignent de blesser sa sensibilité et s'efforcent de garder l'air naturel quand ils le croisent, font semblant de rien, mais souvent, malgré toute leur bonne volonté, leurs regards au dernier moment chavirent ou se dérobent. Parfois même leur affectation de naturel, trop visible, devient purement et simplement ridicule, ils se mettent à siffloter, à fredonner – toute cette musique autour de lui! -, ils le bousculeraient presque pour ne pas le heurter. Il y a ceux aussi qui pensent à l'au-delà, à leur salut, et qui l'embrassent – ces baisers immondes! Mais Crab redoute surtout les plus empressés, ceux qui prétendent gagner son amitié et sa confiance, il n'ignore pas que la curiosité prend le visage de la sympathie pour s'informer. Il voudrait seulement qu'on le laisse en paix. Certains matins, d'ailleurs, son infirmité lui fait horreur à lui-même, la honte et le désespoir l'anéantissent, il n'ose plus affronter la rue, il se calfeutre dans sa chambre. Beaucoup d'hommes dans son cas, affligés de la même disgrâce, préfèrent ainsi se cacher, disparaître pour de bon, et renoncent à la vie. Mais Crab relève toujours la tête, il réagit – il sort, il brave les regards haineux, horrifiés, moqueurs ou apitoyés, il va son chemin sur ses deux pieds (cinq orteils à chaque!).