Il y a donc complot. C'est maintenant évident. Elles auront voulu tester l'efficacité de leur stratégie sur un homme pris au hasard, isolé dès le berceau et quotidiennement soumis à ce traitement cruel par la suite. Crab bien malgré lui, àson insu, aura servi de cobaye. Devant le succès inespéré de l'opération – destruction morale, mort psychique de l'individu, déchéance physique -, les femmes ne tarderont vraisemblablement pas à étendre leur indifférence à tous les autres hommes.

Crab renie son œuvre à venir. Ce n'est pas aujourd'hui qu'il écrirait des choses pareilles. Il ne lui viendrait même pas à l'idée aujourd'hui d'écrire des choses pareilles. Bien différentes sont les choses qu'il écrit aujourd'hui, sans rapport, autrement impérieuses et nécessaires, aucunement des ébauches maladroites et émouvantes des livres qu'il écrira plus tard et qu'il renie, tous, en bloc. Cette mise au point devait être faite, à ce moment du récit. Qu'on ne s'avise pas après cela de le juger sur ses prochains ouvrages, puisque lui-même les désavoue publiquement, puisqu'il les écarte sans hésitation de la liste complète de ses œuvres, il serait bien injuste de les critiquer et de souligner leurs faiblesses.

Mais encore, Crab se reproche sa conduite future. Il n'en est pas fier du tout. Il n'agirait sûrement pas ainsi aujourd'hui. Ses regrets sincères suffiront-ils à lui gagner notre indulgence? Ce serait désespérer de l'homme que de ne pas en tenir compte. Crab ne veut rien avoir de commun avec celui qu'il va devenir. Il ne se chargera ni de ses œuvres ni de ses crimes. Il refuse de payer pour lui.

D'un côté, nous avons Crab, son existence digne et simple, ses puissants travaux d'écriture, et, de l'autre, l'homme qu'il va devenir, pour le moins imprévisible – pas de confusion.

Les manuscrits de Crab sont maculés de pâte dentifrice, de café, de graisse, de terre et de cambouis, de larmes, de sauces, de sang, de sperme, entre lesquelles taches courent ces lignes porteuses d'une vision du monde absolument nouvelle, défendue par un style libéré de toute convention, de tout automatisme, qui souligne encore l'originalité de l'œuvre et la singularité de son auteur.

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Les passants croisent leurs salives sans se mélanger davantage, recroquevillés sur leur sang affolé comme un poisson rouge dans un petit sac – c'est bien parti et pourtant Crab s'interrompt, il y a un problème: la métaphore qui exprime ici ou évoque la solitude indivisible de chaque être bouclé dans son propre sang, cette même métaphore du poisson rouge lui est déjà venue en écrivant, hier ou avant-hier, alors qu'il s'exerçait comme tous les jours à décrire sans les nommer les objets disposés devant lui sur une table, des fruits en l'occurrence. A ce moment-là déjà, Crab eut le sentiment de toucher juste en substituant à l’orange ce même poisson rouge et sa nage en rond dans un petit sac, qui rend compte à la fois de la forme du fruit, de sa couleur et de son intimité, sa chair élastique puis juteuse, presque liquide, les arêtes du poisson pouvant sans abus être assimilées aux pépins du fruit en ce qu'ils appartiennent pour la dent au même ordre de réalité, quelque chose de dur dans le mou qui surprend désagréablement, que l'on crache.

Sous bien des angles, donc, la métaphore du poisson rouge qui nage en rond dans un petit sac convient davantage à l'orange. Et pourtant, comment le nier, l'homme a une manière d'être seul dans la foule qui appelle aussi bien la métaphore, puisque tous ses réflexes d'esquive et de repli craintif seraient justifiés s'il transportait réellement un poisson rouge dans un petit sac. Et son sang affolé tourne, tourne, comme ce poisson dans le petit sac, cherche la sortie qui n'existe pas.

Crab va devoir choisir. Impossible en effet d'utiliser deux fois la même métaphore pour suggérer, par surcroît, deux réalités si différentes. Il hésite encore. Il n'a envie de renoncer ni à l'une ni à l'autre. C'est au demeurant un cas de conscience qui n'a rien d'exceptionnel pour lui. C'est même exactement le genre de problème qu'il rencontre sans arrêt, plusieurs fois par jour et depuis des années. Tels sont les soucis quotidiens de Crab, moins légers qu'il n'y paraît.

(Crab lit dans un parc, c'est encore un passage amusant, et, relevant la tête, il regarde avec un sourire les gens autour de lui pour les prendre à témoin de la drôlerie de la scène. Ah mais non, quelle bêtise, placés où ils sont, ils n'ont rien pu voir.)

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Simplifier. Simplifier. Complexité signale l'embarras, ou l'erreur, ou le mensonge. Tours et détours de la complexité, vol d'oiseau en cage, inutile complexité. Complexité ne retient du savon que la leçon de luge et la chute qui s'ensuivit. Complexité vicieuse qui joue avec le fil, qui ne veut rien savoir – est au départ, est à l'arrivée. Simplifier plutôt. Simplifier comme se dépouiller, se dessaisir, le geste le plus généreux de l'amour. Simplifier à l'extrême. Simplifier pour être compris. Simplifier pour être cru. Simplifier pour être approuvé. Simplifier pour être fêté. Simplifier pour être adoré. Il aura fallu faire appel à ce qu'il y a de meilleur en lui, mais Crab finalement convaincu se repent et jure: il ne jonglera plus qu'avec une seule balle désormais. On le comprend déjà mieux. On commence à le croire, à l'approuver même. On le fêtera bientôt. Il sera adoré.

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Soyons clair, donc, le cheval est un marbre dans lequel on ne sculpte vraiment bien que les chevaux. Autrefois, sans doute, on a pu sculpter dans le cheval des statues de dieux, voire de demi-dieux, assez réussies. Mais on gâchait pour cela beaucoup de cheval – moitié moins pour les dieux que pour les demi-dieux -, les déchets s'amoncelaient dans les ateliers, car le sculpteur devait tailler dans la masse trop dense du cheval et polir afin de les diminuer ses volumes trop pleins, trop nettement affirmés. Les rois qui commandèrent leurs statues en cheval firent presque tous détruire les œuvres achevées tant celles-ci accusaient plutôt leur vanité ridicule, donnant de leur puissance et de leur prestance une représentation si évidemment exagérée qu'ils en devenaient pitoyables, même lorsque le sculpteur avait par précaution utilisé de l'âne cagneux ou du mulet famélique, rien à faire, ou bien les statues s'écroulaient quelques jours après leur érection, mal équilibrées, trop lourdement chargées de muscles pour tenir debout sur deux pieds.

Avec Crab, c'est une autre histoire. Les travaux de trait ont endurci son corps. Des décharges nerveuses font parfois tressaillir ses muscles sous la peau tendue, quand il s'active au soleil, ses flancs luisent, mille mouches bourdonnent autour de lui, il n'en est pas moins homme. D'ailleurs, sa journée se termine, il remet sa chemise, enfile sa veste et rentre chez lui, il dîne, il ouvre un livre, l'avantage d'avoir un œil de chaque côté de la tête – et donc une vision panoramique qui ne laisse dans l'ombre que le dossier de son fauteuil -, c'est qu'il peut lire ainsi deux pages d'un coup – son cerveau enregistrant simultanément toutes les informations contenues dans l’une et l'autre -, l'ennui, c'est que sa rapidité lui a permis de venir à bout en quelques années de toutes les œuvres qui comptent, littéraires, philosophiques, scientifiques, et qu'il ne trouve plus rien d'intéressant à lire. Lorsqu'il s'attelle à la tâche, le matin, il a beau revivre le calvaire de la veille, à tirer le chariot sur les routes, il n'éprouve pas cette même lassitude. La peine au moins n'est jamais acquise. Et c'est chaque jour comme s'il découvrait le harnais, le mors, la brûlure du fouet et le poids des charges.